Une note de lecture de Matthieu Gosztola, à propos de La petite qu'ils disaient de Cécile Guivarch, paru à nos éditions.
Dans son dernier recueil, publié dans la collection Lampe de poche des éditions Contre-allées, La petite qu’ils disaient, Cécile Guivarch parvient ainsi à recueillir une pluralité de personnes, personnages, voix, qui peuvent dire leurs souffrances, l’angoisse face au vieillissement ou l’impression de perte liée à la façon dont ils peuvent se tenir en retrait, que ce soit du côté de la vieillesse et de la mort, ou du silence. On a le sentiment ainsi d’une infinité d’échos, d’éclats, qui tous se mêlent pour composer une mosaïque humaine en laquelle chacun aura l’occasion de se retrouver. Mosaïque humaine dans le sens où s’il s’agit d’évoquer un monde, qui peut par bien des égards sembler disparu, un monde qui est aussi celui des proches de l’auteure, auxquels elle rend hommage dans deux émouvantes dédicaces qui étreignent le recueil et lui donnent aussi sa ferveur. Elle ne restitue jamais le disparu d’un monde, jamais d’une façon froide ou distanciée, mais toujours en permettant à chaque personnage de paraître dans toute sa force et tout son corps dans notre émotion à travers ce qui à chaque fois le constitue en propre, à savoir le plus intime de son humanité. Faire survenir l’intime dans un recueil, non pas en parler, cela implique, quand l’intime a trait à la souffrance, de convoquer des mots très crus comme « merde » :
Juliette lance la merde la prend la lance tapisse les murs / Carmen la prend la balance sur la tête du docteur // Blanche pleine de merde dans le lit / appelez le médecin, j’ai fait une fausse couche faites vite (…) / fait divers de merdes
Donner toute leur place à ces mots, ce qui ne se voit jamais dans des recueils de poèmes, pour leur force extrême, qui est aussi une force du comique, vient tout à la fois donner une empreinte réelle dans le poème de la souffrance et de la dégradation des corps, qui est reliée indubitablement à la vieillesse recueillie douloureusement dans les tristes murs d’un hospice, et en même temps contrebalancée joyeusement par la force de vie qui se glisse tout entière dans la douceur qui lie ensemble les êtres et les place sur la portée musicale de la vie dans leurs presque frémissements, frémissements qui tiennent à la manière toujours aigue de se placer dans une attention soutenue à l’autre :
ma sœur coiffe la grand-mère / la vieille ne bouge plus / un nourrisson la caresse de sa mère // elle avait oublié // la brosse passe dans les cheveux part du haut descend dans le dos la brosse passe lentement lisse les fils blancs // la grand-mère ne parle pas occupée à frémir sous la soie de la brosse // ce serait un peu de douceur.
Cette force de vie tient à la façon qu’a l’auteure de toujours combattre la violence et la dégradation des corps et des intériorités par un jeu constant et d’un chatoiement ludique sur le langage poétique-force de vie qui tient à l’auteure mais qui tient aussi aux personnes évoquées qui refusent de se laisser enfermer dans cette dégradation qui pourtant les caractérise aux yeux du personnel soignant. Car il ne s’agit jamais d’établir un constat sur un monde disparu, celui des campagnes, que Cécile Guivarch restitue avec précision, mais de faire revivre ce monde par l’écriture, mais plus encore de faire revivre la vie de toutes les personnes éclairées par la lampe de poche, et non pas emprisonnées entre les pages mais au contraire laissées libres au sein de celles-ci, la vie qui est une force, une force qui continue, inlassablement continue, quels que soient les heurts de l’existence. Cette continuité de la force de vie est si bien reconstruite dans l’écriture de Cécile Guivarch que le lecteur a le sentiment en quittant à regret ce livre d’avoir passé véritablement un moment avec chacun des êtres évoqués et d’avoir pu être touché au plus près par leur humanité si grande. C’est ce qui donne le sentiment que ce recueil est si habité, si plein en tous les sens du terme (de personnes, de vie, de mots dans leur déhanché joyeux), alors que La petite qu’ils disaient reste un recueil court. C’est une grande émotion qui nous étreint et que doivent ressentir les êtres réunis sous un même toit de papier, d’où qu’ils puissent regarder l’auteure, êtres proches de se voir ainsi réveillés par l’écriture. Réveillés pour nous réveiller avec une force percussive du langage, pour nous sortir de notre torpeur quotidienne et nous pousser véritablement à faire s’étreindre notre intimité et le monde dans sa plus grande globalité possible. Ce serait un peu de douceur. Cécile Guivarch parvient à faire que le conditionnel soit à la lecture de son recueil un présent.