Habiter l'espace autrement

Une chronique de Matthieu Gosztola, parue sur le site "Terre à ciel", au sujet de Des fois des regrets comme de Romain Fustier, remis en perspective avec ses publications antérieures.

La poésie de Romain Fustier est une poésie qui se veut attentive aux espaces, quelle que soit leur étendue : ce peuvent être les grands espaces comme ceux propres aux Etats-Unis que l’auteur a pu savamment évoquer dans des poèmes qui ont paru précédemment dans la revue Contre-allées.
Ce peuvent être les espaces les plus réduits qui soient comme ceux où est confiné le souffrant traversant dans son absence-présence un épisode de coma, épisode que l’auteur a pu retourner en présence pleine par le biais de l’épiphanie poétique dans le très beau Coma, paru chez La Porte :
je pense / encore / à toi / avant de / m’endormir / dans ta / chambre / d’hôpital / là-bas / avec qui / donc / pour / te veiller

les infos / à la radio / je ne les / écoute pas / seule / m’importe / une / possible / amélioration / de ton état
bonheur / de te voir / renaître / plus grand / encore / que ta / naissance / m’a confié / ta mère
Ce peuvent être des espaces flous auxquels on ne peut adjoindre de véritable délimitation, comme ceux propres aux paysages, à une entité géographique, à la campagne…, Romain Fustier parvenant dans le dernier numéro de la revue Triages (in Dans nos intérieurs) publiée chez Tarabuste à faire en sorte que la végétation, les sédiments, l’assise du ciel…, dans leurs formes imprécises, trouvent néanmoins une assise précise dans le poème :
le jardin sous la pluie semble avoir ce soir une odeur d’épices, / de filet de bœuf au bengali, un parfum de macération, / feuilles de thé après infusion, de décomposition végétale / dans l’allée que tu viens de remonter, quelque part en asie / que tu imagines ainsi, sous une pluie pénétrante qui cingle / les lignes électriques, qui trempe les cheveux des passants, / dégouline sur les tôles ondulées des échoppes, des restaurants / sur la rue ouverts, et dont les cuisines dégagent une odeur / d’épices comme celle que tu perçois ce soir, dans le jardin / de notre maison d’europe battue par la pluie, remontant / une allée parsemée de feuilles avariées donnant du goût à la nuitAinsi, si la poésie de Romain Fustier se veut à l’écoute de l’espace dans ses différentes acceptions, dans ses diverses définitions, c’est pour faire ressentir véritablement la géographie propre à cet espace, sa matérialité, faisant apparaître ses structures sous-jacentes, quand bien même l’espace approché ne se tient face à nous que dans un flou indéfinissable.
C’est pourquoi la poésie de Romain Fustier se veut aussi attentive à la forme du poème, extrêmement précise quant à sa structure, qui est seule à même de permettre au regard d’être en prise avec les différents espaces : celui évoqué par le poème mais également celui instauré par la forme du poème. Chaque texte redécoupe l’imprécision de la page en formes extrêmement précises que le regard peut habiter, comme s’il s’agissait d’un lieu où vivre.
Néanmoins, il ne s’agit pas pour l’auteur d’instaurer à chaque fois la même forme poétique qui se veuille l’écho le plus net possible des structures géographiques au sein desquelles Romain Fustier inlassablement déambule. Parce que chaque recueil renvoie à un univers et à une visée différents, chaque livre manifeste une façon d’être au monde brillant dans son unicité. Chaque ensemble témoigne d’une volonté du poète d’habiter la terre autrement. Et à chaque fois différemment.
C’est pourquoi l’auteur invente pour chaque ensemble une forme différente, forme qu’il décline invariablement du début à la fin, rendant à ce point les textes solidaires entre eux qu’ils deviennent les fragments indivisibles d’un même espace que le lecteur est invité à parcourir avec son émotion, sa sensibilité, son jeu. Dans Les yeux assis sur la plage (Editions de l’Atlantique) par exemple, la forme poétique renvoie tout aussi bien au carré de la plage, à celui du drap, au rectangle de la serviette posée sur le sable etc. :
elle rêverait de sortir son lit sur la plage le matin pour elle seule quand le soleil se lève après une nuit passée sur fond de clapotis et les mouettes lui serviraient en déjeuner le jus d’orange de l’aube coulant de la falaise les palmiers en tartine de la confiture d’ifs elle rêverait de s’éveiller dans un lit déposé sur le sable où son sommeil serait flottant comme les bouées qu’elle montre au large
Cette assimilation entre la serviette et la page est d’autant mieux rendue que le très beau papier sur lequel les poèmes ont été imprimés est constellé d’une myriade de petites poussières de soleil, grains de sable éblouis par le ressac de la mer très près – comme c’est le cas pour tous les livres parus aux éditions de l’Atlantique.
Et il n’y a pas volonté chez l’auteur de faire en sorte que la forme renvoie précisément à une réalité au mépris des autres car le lecteur, en reconnaissant avec son ipséité l’espace qu’il découvre par sa lecture, peut inventer constamment, avec une fantaisie débridée, une liaison entre les lieux, entre les espaces, devenant par là-même un voyageur au sein de la page qui, en s’appropriant l’espace d’une forme poétique, se remémore quantité d’espaces, intimes ou grandiloquents, qu’il a pu traverser.
L’espace instauré par la forme de son dernier recueil paru aux éditions des Etats Civils, des fois des regrets comme, est d’une grande force car il ne se tient pas en bloc face au regard du lecteur, comme une réalité existant de fait qu’il serait permis d’observer, ou d’imaginer. Cet espace est inséparable de la traversée qui en est faite, de la progression du regard qui le fait se matérialiser au fil de la lecture, de l’avancée imaginaire des yeux du lecteur dans le réceptacle de la page.
En effet, il n’y a pas d’espace qui existe en soi, mais l’espace ne peut exister que dans sa traversée possible pour Romain Fustier. Si la forme poétique instaurée dans ce recueil est indéfectiblement liée à l’idée de progression du regard, de la marche du promeneur, c’est parce que les strophes au fur et à mesure vont en s’attachant à chaque fois un vers supplémentaire – façon qu’a le lecteur de davantage prendre possession de l’espace –, séparées qu’elles sont, toujours, par un unique vers qui est comme un refrain, qui est comme la respiration du marcheur, qui est comme le point d’orgue sur la partition musicale, d’une fugue qui ne cesse de croître.
Cette idée de progression tient aussi à l’utilisation que fait Romain Fustier des incises, perturbant l’aspect linéaire de la lecture en faisant en sorte que le sujet parfois ne trouve pas sa résolution sous forme d’un verbe avant que des éléments lui étant apparemment étrangers – mais en réalité il n’en est rien – lui soient d’abord donnés. Si la progression n’est pas linéaire, c’est parce que le geste du lecteur prenant possession de l’espace formel ne peut être que tâtonnant, audacieux, persévérant dans son être :
la buanderie prend une odeur / de chaud à cette époque / quand marche le sèche-linge // vapeur repassage à la vitre // en buée de presque novembre / une odeur t’affirme-t-elle / de pressing lavage & essorage / comme si changeait le climat // que l’humidité les murs // traversait jusqu’à ns flambée / de branchages à l’heure / où les gelées blanches froidissent / & que blanchit le jardin / en coton viscose & acryliqueRomain Fustier invite ainsi chaque lecteur à réinventer sa lecture, c’est-à-dire l’appropriation de l’espace instauré par les formes poétiques, en cassant la linéarité qui la fonde le plus souvent. Il n’y a pas de lecture qui soit linéaire, nous chuchote inlassablement Romain Fustier, puisqu’il n’y a pas de découverte de l’espace qui puisse être telle.
Ainsi, outre l’idée de progression rattachée à la forme, dans l’augmentation progressive des strophes et l’utilisation d’incises déstructurant la linéarité, Romain Fustier transforme-t-il par exemple « nous » en « ns » pour faire en sorte que le regard se trouve toujours pris dans la toile de ces lettres, réinventant le sens, « nous » distillant un sens qui ne va jamais de soi, ou colle-t-il les mots entre eux afin de rendre davantage visibles les liaisons s’opérant entre deux réalités ou encore utilise-t-il le signe & pour « et » afin de rendre palpable la matérialité cette fois esthétique de l’espace, le poème devenant visibilité autant que sens, comme toute étendue approchée par le regard de l’architecte qui cherche à la rendre belle et esthétique autant que fonctionnelle, fonctionnelle, c’est-à-dire porteuse de sens.
Romain Fustier est ainsi architecte de la forme poétique, nous permettant de l’habiter autant que rendant visible ses spécificités esthétiques, qui tiennent à la beauté du signe et à celle de l’espace que découpe symétriquement le poème, invariablement au fil des pages.
Dans la lignée des poètes donnant corps aux grands espaces avec une infinie singularité, comme Stéphane Bouquet dans Nos amériques (chez Champ Vallon) ou James Sacré dans America solitudes (chez André Dimanche), Romain Fustier compose une poésie attentive à l’immédiatement lointain qui n’est pas séparée néanmoins, et ce à aucun moment, du lyrisme du quotidien.
Donner corps au lyrisme du quotidien par le poème est permis par l’utilisation aigüe de la musicalité, dans la lignée d’Apollinaire ou de Verlaine, poètes auxquels l’auteur a pu par ailleurs être très attaché. Romain Fustier a composé un mémoire de maîtrise sur l’érotisme chez Apollinaire, ce qui manifeste son désir d’établir des liens, des ponts entre la musicalité et le plus précis du lyrisme du quotidien à savoir l’évocation amoureuse, et même érotique.
Cela est particulièrement sensible dans Habillé de son corps, paru aux éditions Rafaël de Surtis en 2010, où l’évocation de la jouissance amoureuse devient cascade lyrique et formelle, jamais réfrénée par le cadre qui pourrait sembler l’emprisonner, et qui lui permet au contraire d’exploser dans sa plus intense liberté libre :
elle a eu peur de lui avoir cassé le corps, de l’avoir brisé en mille lambeaux de chair, trente-six osselets, tellement elle l’a serré fort contre son corps, parvenant à retenir sa jouissance qui est quand même venue alors qu’elle le saisissait à pleines mains, qu’elle le ramenait à sa taille, qu’elle passait son corps par le sien, s’en traversait jusqu’à ce qu’il la libère, la ralentisse, l’arrête au bord de la falaise, sauve enfin, le corps encore entier, comblée de l’envie qu’il ait envie d’elle, dans cette aventure printanière & nue sur le lit, à cette heure où les cassissiers de leur jardin bourgeonnent, où il reste du linge à plier quand leurs corps empilés se déplient
Le cadre poétique instauré par la forme n’est ainsi nullement espace ceint de frontières mais permet au contraire la liberté, les plus grandes audaces poétiques possibles, toute liberté ne pouvant s’exprimer qu’à partir d’un espace existant en propre.
Une liberté s’affranchissant du cadre poétique grâce à celui-ci, telle est la poésie de Romain Fustier, qui résonne ainsi longuement en nous comme un appel constant à réinventer nos espaces de vie, les plus infimes et ceux qui nous entourent au quotidien. Il s’agit ainsi d’être à l’écoute de l’appel, et de glisser ses pas dans l’invention débridée pour permettre à notre regard de s’ouvrir pour la première fois face à ce que l’on croyait connaître.


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