Automne-hiver 2010

TISSUS MIS PAR TERRE ET DANS LE VENT
JAMES SACRÉ
Le castor astral
(52 rue des Grilles – 93500 Pantin)
88 pages – 13 €

En amoureuse éperdue des fils et pinces à linge, des tissus qui s’offrent au vent, j’ai été sidérée par ce magnifique livre. Poèmes de James Sacré et photographies de Bernard Abadie. Il s’agit là de dialogues entre le poème et la photographie « sur le motif du linge » qui les font voyager dans les lieux et le temps. Les tissus comme signes intimes de présence humaine, comme dévoilement des corps. « La présence de tissus dans le paysage / Prévient que des gens sont là, pas loin. / Ou que d’autres sont passés. / (…) Le monde, qu’il s’habille ou se dévêt, toujours / Se montre nu ». Les mots suspendus aux lèvres sont livrés aux aléas de la lecture. « Poème oublié sur le fil, le vent l’a déchiré / Longtemps ». Le début de la vie, tenu serré dans un linge, implique forcément sa fin : « Demain la mort, d’autres tissus ne tiendront plus rien ». L’œil du photographe et celui du poète mis ensemble savent se mettre à la place l’un de l’autre, ne faire qu’un pour cadrer, raconter ces tissus. Gestes identiques et différents. Les tissus pliés, « ramassés, repassés » dans les armoires, les placards, restent invisibles pour le photographe, comme « les mots qu’on ne voit pas / Dans les pages d’un livre fermé ». Il y a des moments où l’appareil photo ne pourrait dire la beauté d’un mot exotique (« jarapas ») désignant un tissu, mais « il montrerait / Mieux que les mots du poème / Toute cette belle variété de couleurs pliées / Et la matière ébouriffée quasi des tissus ». La photo « d’une eau comme un tissu de soie » serait « d’autres tissus pas prévus ». Les pièces de tissus servant à cacher des objets ou à les protéger de la poussière dans les greniers font penser au tissu noir de la boîte à photographier. La tête du photographe « presque dans sa boîte » comme « un objet parfois dépasse à un coin ». Mais, au fond, le poème n’est-il pas « un paquet » lancé au lecteur ? « Quel tissu pour à la fin / Envelopper mon poème ». « Mais là sur le papier c’est que dans le mot tissu / Que ma poésie / Se trouve enveloppée ». Ou bien est-ce les mots « si mal cousus » qui enveloppent comme « du tissu déchiré » ? « Que fait le poème devant le tissu du monde, devant des photos qui ont vu ce monde ? » Sèche-t-il ?
A.M.


CE VISAGE
JACQUES BRÉMOND
Wigwam
(14 boulevard Oscar Leroux – 35200 Rennes)
16 pages – 4,60 €

Magnifique texte qui dit le silence du père « parti sans voix / dans la nuit de décembre / une main de marbre sur le drap blanc ». Tous les blancs du visage, des mains, des bras, du drap d’hôpital se rassemblent en un seul noir, celui de la mort. Le visage « troué » par « la bouche muette » fait un vacarme assourdissant à l’intérieur, hante jour et nuit, sans réponse possible. « La vacuité du silence noir ». Qu’a voulu taire cette bouche qui continue à s’ouvrir ? Celle de celui dont la « vie était de parole / il meurt sans voix ». « Les mots deviennent de sel / alors la langue a la mutité du plomb ». Ainsi, à chaque visite de tombe, « langue agrafée à la gorge / les mots enfuis / la parole interdite / sa bouche trou noir béant est là gardienne de ma langue / l’indicible est tu ».
A.M.


BOUCANS
HENRI DROGUET
Wigwam
(14 boulevard Oscar Leroux –35200 Rennes)
16 pages – 4,60 €

Emotion de chroniquer le dernier wigwam. Coup de chapeau à Jacques Josse qui a su inventer la forme à mon sens parfaite pour le livre de poésie : l’opuscule le plus soigné qui soit. Les poèmes d’Henri Droguet font la fête aux mots : belle jubilation à se mettre en bouche. « L’entame fraîche et rosie du couchant / dans des givres / l’estompé roux profus virulent / dans les chablis de la fougère aigle ». C’est bien un ramdam intérieur qui se dit là. « Il a / son mot à dire / et le cœur / exubérance musculaire / et frétillement des fibres / lui bat / lui bat… » Les nocturnes prennent le relais : « les hiboux bouboulants l’abondant / roucoucoul enflammé des tourtours ». « Mais qu’importe bientôt / l’enamourement t’emporte et t’ôte / au logis / et tout est consumé ».
A.M.


RIEN, L’ÉTÉ
ANTOINE ÉMAZ
La Porte
(215 rue Moïse Bodhuin – 02000 Laon)
24 pages – 3 €

De minces poèmes disent le simple fait d’exister, dans l’attente et le silence, le temps suspendu que seul permet l’état de vacance. « On est là dans l’été bleu ». On fait l’expérience d’être « juste une présence / tendue / face au jardin ». On vit pleinement l’instant présent car « on a fait le vide / le vide s’est fait on ne sait pas ». Le corps « presqu’arbre », on peut enfin « respirer long l’été / bleu gauloises », défaire les nœuds pour accueillir la lumière. « Le fatras des jours métrés / se dissout dans le jaune ». On sait que c’est provisoire mais on en profite jusqu’à ce que « le jour se fissure ». « Il y a de l’ancien de l’usé / dans cette lumière du soir / mais pas la mort // plutôt le battement régulier / de la comtoise d’enfance / ou bien une vague odeur / de confiture de mûres ».
A.M.


L’ÉPHÉMÈRE DURE TOUJOURS
JEAN-PIERRE GEORGES
Tarabuste
(Rue du Fort – 36170 Saint-Benoît-du-Sault)
132 pages – 13 €

Ces notes et aphorismes savent dire tout haut ce qu’on pense parfois tout bas. Morceaux choisis : « Même les seins en plâtre me font un petit quelque chose » ; « Je ne demande qu’à être relié…pleine peau » ; « Le bonheur est une ébriété » ; « Encore une journée qui m’a passé son épée à travers le corps » ; « Grâce à « la sagesse » – cette lâcheté – on renonce pompeusement à tout ce qui fait le sel de la vie et l’angoisse de la mort » ; « Mon sexe établit chaque jour mon bulletin de météo mentale » ; « On attend tous un message » ; « Imprévu : chose à laquelle il faut fortement s’attendre » ; « S’accoupler en plein ciel comme les libellules » ; « – Est-ce qu’elle couche ? – Oui, sur le papier » ; « tout dire tout taire… – te fatigue pas – même manœuvre ».
A.M.


UNE AUTRE MANIÈRE DE CIEL
CÉCILE GLASMAN
La Porte
(215 rue Moïse Bodhuin – 02000 Laon)
16 pages – 3 €

« Dans quelle partie du corps / nos rêves habitent-ils ? / finissent-ils en poussière, / un jour, eux aussi ? » Des poèmes en format paysage excellent à dire ces lieux en nous qui ouvrent au songe d’un amour « qui aurait la douceur / d’une nuque au réveil ». Il faut en passer par le silence, l’oubli, les blancs des nuages et de la neige, le bleu de la mer qui délave. Alors le corps peut accueillir des bleu ciel, la caresse du vent. Le cœur « recueille les palpitations silencieuses / des mots que tu n’as pas écrits ». Le corps de l’écriture annonce l’écriture des corps qui « seront le vrai lieu ». « Nos langues se mélangent / en des baisers de syllabes ». Ces « pages de gestes » sont pour celui qui « change une seule lettre / de la douleur à la douceur / ouvrant ainsi la fenêtre sur le jour ».
A.M.


MOUJIK MOUJIK
SOPHIE G. LUCAS
Editions des états civils
(58 rue Marengo – 13006 Marseille)
89 pages – 12,50 €

Très beau recueil qui évoque ceux que la société oublie sur les bas-côtés en gens de rien du tout. Sophie G. Lucas sait les faire (re)vivre « dans le Bois, », « dans le décor, », « dans le banc, » et même « dans ma maison, ». Elle allume un grand feu d’humanité. Des colonnes aux mots hachés rendent ainsi parfaitement les saccades, les claquements de dents à vivre ainsi presque dehors. Chaque poème porte le prénom d’une personne en titre, comme dignité retrouvée. Puis ce sont des rectangles de prose avec parenthèses-didascalies qui font vivre les gestes. De brefs poèmes, étranglés, précédent alors un long poème sur le père moujik lui aussi. « Mon père n’avait rien / pour mourir / mon père n’avait rien à se mettre / mon père n’avait rien à se mettre pour / mourir ».
A.M.


DÉBRIS DE TUER
MATTHIEU GOSZTOLA
Atelier de l’agneau
(1 moulin de la Couronne – 33220 Saint-Quentin-de-Caplong)
92 pages – 14 €

Le sujet peut paraître périlleux. Mais la distance même avec le génocide rwandais de 1994 permet au poète d’accéder à une incroyable proximité avec cette page de l’histoire. Le poète n’hésite pas à mâcher les mots pour ne pas les mâcher, à hacher les phrases en utilisant toutes les mises en pages possibles et imaginables pour parvenir à dire l’inimaginable. Le poète écoute le silence au-delà du silence, même si la « parole plus que les mots / est aussi de neige ». Le titre du recueil est lui-même disposé à la machette sur la couverture du livre. « C’est hantant l’éparpillé des corps ». Mais des mots attachés les uns aux autres resserrent les chairs, rejoignent les êtres. Et c’est malgré tout une lumière qui reste, contre l’« oublvivre ».
A.M.


SOUS LE MIEL DES LAMPES
CHRISTIAN LABALLERY
Clarisse
(170 allée Sainte-Claire - 76880 Martigny)
16 pages – 5 €

Lumière des confidences d’un être « le soir / liquide tiède / des heures molles / sous le miel des lampes ». Colonnes traduisant cette volonté d’empathie avec le monde qui nous entoure, comme si les éléments du paysage savaient mieux dire que nous-mêmes ce qui nous traverse. L’amour et la mort, chacun pris dans la fragilité de son silence. « La vie découd / et recoud / l’ourlet / de sa robe docile // sa main / tremble comme / une eau froide / et bleue ». Le vent, l’ombre, les arbres nus, les pierres « plus légères que les mots », les nuages du ciel qu’on « trie », semblent aider à faire une place en soi qui éloigne la blessure. « Sable ou / neige / silence / qui couvre le silence // au fond des yeux / autre lieu / du silence // les mains / vaguement muettes / aussi ».
A.M.


TOUJOURS SERAI-JE HEUREUX ?
THIERRY LE PENNEC
Pré carré
(52 quai Perrière – 38000 Grenoble)
24 pages – 6,25 €

On pourrait choisir d’ouvrir cet opuscule à la simple lecture de la question – fondamentale et génialement formulée – que pose son titre. Une suite de poèmes placés en bas de page, dans une forme échancrée propre à traduire l’usure du temps et du corps. La jambe en béquille fait mal mais « y a pire », « la belle herbe tellement repoussée que le ciel recule en un fond très lointain », les enfants grandissent « en leur adolescence », « de jour en jour moins présent un grand carré de bleu souvent les remplace ils sont si beaux ». Le bonheur se dit cahin-caha, dans les aléas. « L’amour / au centre de deux parcelles / de foin fauché d’un jardin / tenu nous sommes entre / deux états de la vie / le plus ancien / le jeune c’est comme / un balancier que nous nous donnons ».
A.M.


LE JARDIN SE VISITE À L’AUBE
DENISE MAUMUS-DESTIN
Gros textes
(Fontfourane – 05380 Châteauroux-les-Alpes)
110 pages – 6 €

« La mort de M. n’est pas seulement la mort de M. / les autres chagrins en profitent / les manques / toutes les disparitions ». Un deuil qui en appelle d’autres, qui amène des séjours en des lieux différents, même lointains, pour des convalescences, pour « oublier, s’oublier ». « La tristesse m’envahira, fade, douceâtre, presque heureuse, à la fois profonde et sans poids // Peu à peu je m’effacerai. Plus d’image dans le miroir ». Ce recueil est construit autour de cinq parties datées, dont des extraits du journal intime du défunt, malade. C’est la première qui concentre le ressenti du deuil, aux premiers jours. « Le ciel est trop bleu aujourd’hui ». L’absence, comme un manque à vivre, à « entretenir ». « Ton absence est si forte / qu’on peut croire que tu es là ».
A.M.


LE DÉSIR ÉCHAPPE A MON POÈME
JAMES SACRÉ
Al Manar
(96 boulevard Maurice Barrès – 92200 Neuilly)
40 pages – 14 €

« Ecrire comme on drague. L’écriture comme une rencontre. » « Quand quelqu’un a lu mon poème, « t’as aimé ? » que je demande. Comme si on venait de coucher ensemble ; sans qu’on sache si même on était ensemble ». Livre sur le désir d’écrire comme déjà un plaisir textuel/sexuel à partager avec le lecteur « pas prévu ». Ce qui amène tout naturellement à explorer le mot « chair », qu’il désigne la viande, les entrailles, le sexe en érection, la pulpe de divers fruits – cerises cœur de pigeon, pavie, nèfles, cormes, pommes clochard, orange de Noël, fraises, prunes « qu’on tâte : on apprenait ». Un bel hommage au peintre Mohamed Kacimi, avec de superbes dessins inédits de celui-ci. « Les yeux toujours, gestes qui désirent, / Touchent dans ce qui s’en va ».
A.M.


RETOUR EN DES CAFÉS DE LÀ-BAS
JAMES SACRÉ
La Porte
(215 rue Moïse Bodhuin – 02000 Laon)
24 pages – 3 €

C’est à prendre un café en voyageant en des lieux déjà connus et reconnus ou à voyager en prenant un café que nous convie James Sacré. Remuer le noir des mots sur la page de sucre blanc. Avec l’idée de lire et d’écrire dans le marc de salles de café aux saveurs variées afin de « connaître plus » des villes d’Amérique. Avec le regret de toujours passer trop vite en un endroit. Tombstone. Douglas. Silver City. Deming. Truth or Consequences. « Si on veut (qu’on nous demande à chaque instant) plus de café ? » Madrid ghost town. Santa Fe. Durango. Prescott. « Poèmes comme un supplément à d’anciens voyages / Qui sont maintenant des mots dans un livre / Supplément pour quoi mieux dire ? »
A.M.


EN TIRANT SUR LES MOTS
JAMES SACRÉ
Potentille
(2 rue du platane – 58160 La Fermeté)
32 pages – 7 €

« Ecrire un poème / S’en va dans l’ignorance et des mots / C’est que façon de continuer pareil / Que tout là-bas travail / Autrefois dans les champs le dernier chou planté, demain / Faut tout recommencer, demain tu vas mourir. / C’est tout ce qu’on sait / Pour finir ». Aux questions qu’on nous pose sur ce qu’est l’écriture de la poésie, on peut tenter de répondre par un geste ancien qu’on a vu enfant. « D’où vient ce qui chante, en prenant prétexte d’un mot (…) ? / d’où ça vient c’est peut-être au loin cette voix qui comme on s’adresse à son attelage et s’en va longue et sonore mélopée sur un o ». Faudrait-il tirer sur la corde des mots, tirer son coup avec eux, tirer leur langue, tirer leur vin, les tirer du lit pour trouver quoi ? Le plaisir de tirer, déjà.
A.M.


TRACES VERTES
DANIELLE TERRIEN
Ficelle
(Les Forettes – 61380 Soligny la Trappe)
36 pages – 7 €

Ce recueil est composé de trois parties comprenant neuf courts poèmes chacune, qui dialoguent avec une suite de douze monotypes de Luce Guilbaud. Des rouges, des verts, des jaunes comme papiers déchirés, mêlés à des tiges d’herbes hautes pour ponctuer ce dire de la blessure, de la colère et de la renaissance comme « d’invisibles chemins ». Le cœur a subi une cassure qui désoriente le corps. « D’invisibles fractures / au bord des doigts / dans l’alignement des ombres ». Après les cris qui font sortir de soi, il faut « subir / accepter / la nuit / qui avance / le long des cyprès ». Alors « À quoi s’accrocher ? / Au vol des oiseaux / aux rais de lumière / au vent ? » La guérison advient « mais les plis sont restés / comme des traces vertes ».
A.M.