Georges Guillain parle de "Né sans un cri" d'Amandine Marembert sur le blog des Découvreurs.
|
"Je suis professeure de français. J'apprends à mes élèves à mieux parler et à mieux écrire. Pour autant, je ne sais comment t'apprendre à parler cette langue étrangère que sont les mots, pour te rendre le monde moins imprévisible et effrayant. C'est toi qui m'enseignes la grammaire de tes gestes, la syntaxe de tes postures, la ponctuation de tes respirations, l'accentuation de tes sourires. C'est toi qui m'apprends à lire, écrire et compter tes silences."
Bien sûr, il est important de voir le beau livre d'Amandine Marembert comme un tendre et douloureux témoignage de mère confrontée à l'énigme de son enfant autiste. Et j'entends bien ce que me dit l'auteur des difficultés de tous ordres qui du plan matériel, institutionnel au plan psychologique, intellectuel voire même métaphysique, jalonnent le parcours d'une vie radicalement transformée par la nécessité d'avoir à se continuer, se déployer, s'approfondir, le cœur saisi d'une telle détresse.
Toutefois l'intérêt et la réussite de ce livre vont bien au-delà des questionnements médicaux, des malheureux faits de société, des sentiments d'impuissance et d'abandon que souvent ils génèrent, comme de l'admirable et inconditionnel amour pour son enfant, qu'au fil des pages, il rapporte. Non. L'intérêt et la réussite de ce livre ne tiennent pas non plus à la façon dont son auteur composerait avec une certaine imagerie poétique de manière à redonner à son enfant le statut merveilleux d'un être venu d'une autre planète. Enfant-lune. Qui possèderait la grâce de réenchanter sinon autour, du moins en lui, le monde.
Ce que vraiment réussit à faire saisir Amandine Marembert est d'un ordre plus profond.
Car du cœur même exigeant, insistant de son expérience, de la matière même de son amour, de ses interrogations et de ses peines, Amandine Marembert s'emploie à découvrir, inventer, imposer, l'espace dans nos têtes, d'une autre possibilité de considérer nos différences. Et de requestionner notre identité d'individus conformes. Normalisés. Éduqués. Aisément saisissables.
Je conçois bien qu'Amandine Marembert comme chacun des parents qui aura pu être un jour confronté à l'épreuve d'avoir à accompagner un proche rejeté en marge de l'univers social qui exige comme on sait bien des soumissions et pour certains d'impossibles apprentissages, aurait sûrement préféré pour Jasmin - c'est le nom de son fils - qu'il soit par nature moins différent. Davantage conforme. Et puisse devenir le gentil petit écolier que toute mère rêve d'accompagner chaque matin à la porte de son école.
Cela lui a été refusé. Mais plutôt que de s'en plaindre ou de laisser éclater sa colère, et parallèlement aux efforts incessants qu'elle accomplit pour aider son enfant à "coudre ensemble ses mots avec du fil à bâtir", se refusant à « l'enterrement " de sa parole, elle fait de cette expérience l'objet d'un généreux apprentissage. S'ouvrant elle-même à des ensembles de perceptions jusque-là étrangères à ses propres pratiques ; à des connaissances intérieures passant par d'autres voies que le langage ; à des relations avec la nature qu'elles n'auraient peut-être jamais imaginé pouvoir entretenir, elle tente, à sa façon, de faire de son autre un semblable. Non de nier. D'éradiquer ou d'oublier les différences. Mais et c'est toute la poétique beauté de l'ouvrage, de les accueillir. Les exalter. Les sublimer.
Car l'autiste a aussi des choses à nous apprendre. Son monde, s'il nous échappe - ne pouvant se communiquer dans notre langue partageable - existe et possède tout comme le nôtre son poids de nécessité. Sa force d'évidence intérieure. Qui nous ramène à la relativité de nos propres constructions mentales. Nous fait saisir tout l'artifice caché derrière les plus apparemment naturels de nos gestes.
Alors, apprenant de Jasmin ses grammaires, tout en l'entraînant patiemment à entrer de son côté dans ses codes, Amandine Marembert est plus qu'une mère cherchant à protéger au mieux son enfant, elle est pour moi comme une figure idéale de ce que devrait être une civilisation. Non pas l'écrasant bunker d'une pensée pleutre et satisfaite. Mais cette essentielle capacité d'ouverture, cette inquiète préoccupation d'humanité qui sans cesse ravive et renouvelle toutes les compétences de vivre.
|