Automne-hiver 2015

SEPT JOURS
NOURI AL-JARRAH
Europia
(15 avenue de Ségur – 75007 Paris)
60 pages – 10 €

Voici un ouvrage bilingue arabe-français (traduit par Rania Samara) d’un poète syrien reconnu, agrémenté de dessins signés Assem al-Bacha. Ce recueil de Nouri al-Jarrah est un cri, on ne peut plus d’actualité (comme Elle va nue, la liberté, de Maram al-Masri chez Bruno Doucey). Al-Jarrah, friand usuellement d’un style hermétique, revient à une parole beaucoup plus directe, c’est sans doute impossible de faire autrement : « Je n’écris pas un poème / je me lacère la main sur le papier ». On y lit le désespoir d’un monde qui, dans la guerre civile, perd son sens habituel : « Le camion est arrivé. Hier encore il transportait des pastèques / aujourd’hui il convoie des familles entières enveloppées dans des linceuls rouges, / des paysans devenus fossoyeurs. » La couverture : un couteau planté dans les fleurs...

LOIN
MARIE BOREL
L’Attente
(105 rue Mouffetard – 75005 Paris)
212 pages – 15 €

Une maison d’édition qui se consacre maintenant à des textes longs, ce qui n’est pas si commun dans le paysage éditorial poétique. C’est très souhaitable pour ce recueil de Marie Borel, tout d’un souffle, et qui s’écartèle aux dimensions de la Terre : « la géographie est un espace de pays translucides / à déplier en soi. » Tout n’est pas limpide dans ce déchirement amoureux où tous les lieux s’entrechoquent mais il y a justement ce suggestif de l’évocation : « plus tard il comprendra ce qu’elle disait / et le bleu immobile de l’île indécise. » Pas mal de bateaux, de Bretagne. Mots anglais, latins, arabes, italiens, etc., une accolade au monde dans la gifle des vents. Et la permanence de l’océan : « le bureau flotte sur l’atlantique / comme une plate-forme offshore ». Une belle respiration face à la mer.

LES AMOURS SUIVANTS
STÉPHANE BOUQUET
Champ Vallon
(01420 Seyssel)
100 pages – 12 €

On attend toujours un nouveau recueil de Stéphane Bouquet en se demandant à quelle sauce on va être mangé. Ici c’est une atmosphère sombre avec l’évocation de jeunes gays suicidés mais il est aussi question d’économie, d’internet, Facebook et de « pourquoi fais-tu en vrai de la poésie ? […] / C’est très simple en fait : c’est parce que nous devons sans cesse voler des choses à l’absence ». On se dépayse à Taïwan ou en Turquie mais domine la même vision sensuelle : « ses dents frisent dangereusement la poésie de la renaissance occidentale : / petit gravier d’ivoire qu’il a plein la bouche ». Et ces images familières de recherche de fusion : « Il y a toujours quelqu’un qui arrive lentement vers lui et le quitte lentement et le laisse extatique : abeille inondée morte, agonisée dans la confiture des visages ».

L’OSLO°
DIDIER BOURDA
Dernier Télégramme
(25 rue Aigueperse – 87000 Limoges)
172 pages – 15 €

Reprenant le nom d’un bar nantais disparu, cet ouvrage est un brin tressé, mêlant La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Wagner et des événements de la seconde guerre mondiale. Suit une liste d’attentats récents (de toutes origines géopolitiques), dont celui de Norvège. Quelques documents en noir et blanc çà et là. On y parle guerre, technique, moyens de transport, internet, enfants et position du poète. Un livre s’interrogeant sur la parole aussi : « les pavés auto-bloquants […] apparaissent de forme normale dans la langue dont ils assurent l’emboîtement par des ergots invisibles en surface ». Un écho de notre époque : « Le phénomène d’effondrement rapide voire brutal. Peut-être délibéré mais est généralement la conséquence accidentelle de. » Un subtil travail de polyphonie pour un livre très actuel.

PAILLAGES D’HIVER
MARIE-DOMINIQUE CRABIÈRES
Les éditions du Tanka francophone
(2690 avenue de la Gare, Maskouche, QC, J7K 0N6 – Canada)
70 pages – 20 $

Une bonne maison que ces éditions du tanka francophone, sises au Québec et qui offrent une résonance, via une revue aussi, à ce genre japonais repris maintenant dans le monde entier. C’est au cœur des Pyrénées que nous entraîne Marie-Dominique Crabières, photographies en couleur à l’appui et l’on en ressent tout de suite l’enracinement : « Souffle sur les braises / passant par le bouffadou / la toux de mon père ». On y reçoit la nostalgie des amours perdues en même temps que l’extrême présence de l’instant, comme il convient dans le genre du tanka : « Giboulée de mars / visage et rire éclatants / d’une femme enceinte / le manteau grand ouvert / offrant son ventre à la pluie. » Une belle initiative éditoriale (jolie maquette) à suivre.

INCERTITUDE DE LA NOTE JUSTE
BRIGITTE GYR
Lanskine
(39 rue Félix Thomas – 44000 Nantes)
66 pages – 12 €

Elégie discrète autour d’un père violoniste, cet ouvrage frappe déjà par son titre qui reflète bien la poésie de Brigitte Gyr, faite de positionnements et d’hésitations. Après Parler nu (prix Charles Vildrac), elle appréhende ici ce qui reste des cendres : « tu habites à présent / une terre brûlée / semée de grands arbres ». La coupure est là, radicale, et qu’en faire, a fortiori quand l’image du passé n’est pas univoque ? « L’échiquier grince / sous la pression des noirs / peut-être la partie n’est-elle pas totalement jouée ». Elle se rejoue alors dans le recueil qui tente à sa manière de résoudre la question compliquée de l’impuissance face au cours du temps : « on te cherchait un abri / on ne le trouvait pas » pour finir par une réconciliation avec le présent : « idée de poème / minuscule pêche de vigne exhalant son parfum ».

POURQUOI LA VIE EST SI BELLE ?
CORINNE LE LEPVRIER
Lanskine
(39 rue Félix Thomas – 44000 Nantes)
62 pages – 12 €

Encore un deuil. Il s’agit de fragments, presque d’aphorismes. La découpure ajoute au fond. De même que la présence d’un enfant, Néo, dont le questionnement sur la mort de son grand-père rend la disparition de ce dernier plus poignante, avec ce mélange d’innocence et d’irrémédiable : « Néo a demandé si on pouvait redoubler son âge ». Présence de Brest, de Saint-Nazaire, recueil ancré dans la partance, les ports, le « coffre de pirate ». Et cet aveu qui dit tellement ce qu’on peut ressentir : « C’est avec toi que je voulais te pleurer ». Une belle écriture, dans le direct de l’expression. Qui exprime cette transition difficile que de perdre ses parents : « Ta voix qui disait mon prénom me nommait. »
Jusqu’à la déchirure finale de l’annonce mentale : « Maman, papa aussi est mort. »

LE ROMAN DE DIANE
SOPHIE LOIZEAU
Rehauts
(105 rue Mouffetard – 75005 Paris)
46 pages – 10 €

Un cadeau maternel pour toutes que cet ouvrage, dédié à la fille de l’auteure, qui aborde la condition féminine sous l’angle de l’enfantement mais aussi de la plénitude, y compris de la langue où elle remplace il : « elle y a des phrases entières que je peux lire tout de suite, transcrire ». La transmission se fait totale, de la femme enceinte vers la fœtus : « durant qu’elle mûrit les livres jonchent, lire au lit pleine, contenant un fruit. » Et en même temps l’on sent tout le fragile équilibre qu’il y a parfois, et inhérent à la condition féminine même, entre jouissance affirmée et crainte, nécessité malgré tout parfois de rester à l’affût : « la biche aiguë […] qui sentant le danger continue à paître de toute son âme jusqu’au dernier moment où elle détale. » Un des meilleurs livres de Sophie Loizeau.

Armelle Leclercq