Automne-hiver 2012 (1/2)

TASHUUR. UN ANNEAU DE POUSSIÈRE
PASCAL COMMÈRE
Obsidiane
(http://perso.numericable.com/editions-obsidiane/)
112 pages – 14 €

Tashuur désigne le petit fouet dont les cavaliers mongols, lanière passée autour du poignet, ne se séparent jamais. De son séjour en Mongolie, Pascal Commère ramène un livre qui caracole dans la steppe, fait alterner vers et prose, car ici l’écriture devient nomade et tourne dans l’air comme un tashuur ; le voyage décentre et met à nu les mots pour les réduire en tourbillon de poussière qui colle au visage, au cœur et ne retombe pas. On laisse derrière soi son barda de terre lourde et humide pour accueillir le peu, le vent, le sec. À la fois hôte et autre, semblable et différent, frère silencieux sous l’étoile des bergers sans terre. Les ombres des chevaux, le lait fermenté de la lune pleine et de la neige, l’herbe pliée écrivent le monde. « Mongolie ! Tes matins de cendre la laine accrochée aux flancs des poulains floconne, le bai embrunit les lointains ». Épique, chamanique.


DES LAINES QUI ÉCLAIRENT
PASCAL COMMÈRE
Obsidiane & Le Temps qu’il fait
(http://perso.numericable.com/editions-obsidiane/)
400 pages – 28 €

Une volumineuse anthologie de poèmes qui courent de 1978 à 2009. Il ne s’agit pas là d’un tombeau, mais bien plutôt d’un chemin qui est photographié dans le continu de son tracé, toujours incertain de sa destination. Les initiés y trouveront avec bonheur la reprise de livres à tirage limité et ceux qui partiront à la découverte  pourront avoir accès à un large panorama de cette poésie construite au fil des livres publiés. Le texte introductif, rédigé par l’auteur lui-même, est absolument éclairant quant à son parcours d’écrivain, de lecteur et de revuiste, au matériau-terre de ses mots, à la part animale de sa langue, au rythme où celle-ci s’écrit, à l’alternance prose-poèmes, à la blessure initiale reçue dans l’enfance et jamais refermée. « Doux au toucher, et malgré tout rugueux. C’est cela. Laines. Et pas moins au pluriel ».


MÉMOIRE, CE QUI DEMEURE
PASCAL COMMÈRE
Tarabuste
(Rue du Fort – 36170 Saint-Benoît-du-Sault)
192 pages – 11 €

Les éditions Tarabuste ont eu la bonne idée d’ouvrir une collection de reprises de textes anciens et parfois revisités d’un auteur. Le livre propose ainsi Fenêtres la nuit vient, ensemble publié une première fois en 1987 par les éditions Folle Avoine (« Les femmes la nuit / respirent dans leurs cuisses »). Et deux ensembles inédits, « provenant l’un et l’autre d’une même époque de composition et semblablement restés en attente dans des dossiers oubliés jusqu’alors ». D’une voix tue, brisures (1979-1987) (« La nuit entre leurs cuisses – linge écrit ») et Terre – alors, et alentours (1979-1982). Lettre à la mère, qui ouvre le livre, vient du poème qui clôt le recueil Ici publié par Jean Le Mauve en 1979 : « Tout ça, // d’une encre qui retient la cendre / d’une blessure. – Ou si c’est colère, // cette part de nous que / n’éteint pas la neige ».


POINTE DES PIEDS SUR LE BALCON
ALBANE GELLÉ
La Porte
(215 rue Moïse Bodhuin – 02000 Laon)
20 pages – 3 €

On retrouve dans ce livre les petits blocs presque rectangles de mots enchaînés en respiration saccadée et souffle continu dans le flot de la vie, des jours, des rencontres, des paysages. L’affaire est de se tenir debout envers et malgré tout ce qui empêche et obstrue, ce qui vente trop fort, ce qui fatigue. Déjà les poèmes sont abris de fortune, mais constructions assez solides pour empêcher de ployer trop, de tomber. Affleure doucement et avec « gravité tenace » aussi « la question de l’équilibre ». Difficile exercice qu’arpenter la terre en funambule, sur la pointe des pieds, toujours, peur de casser les œufs. « Debout première fois marchant tenir un enfant par l’enfance en mouvement de trapéziste laisser sa main lâcher ma main ». Si le monde « porté bout de l’index » tombe, il faut « le geste calme précis de tout remettre droit et debout ».


IRIS
DANIELLE FOURNIER & LUCE GUILBAUD
L’Hexagone
(Librairie du Québec – 30 rue Gay-Lussac – 75005 Paris)
114 pages – 17 €

Deux femmes vivent, écrivent, s’écrivent de chaque côté de la ligne de l’Atlantique. Un livre à quatre mains, chacune une moitié, la ligne médiane du cahier comme ligne de partage des eaux bleues de l’iris des yeux et des fleurs. « Nous ne vivons pas à la même heure ; quand l’une se lève, l’autre mange » (D.F.) ; « Un océan entre nos mots / toi et moi nous nous tenons par le livre » (L.G). L’une écrit en bas de la page des rectangles de poèmes resserrés, l’autre écrit en haut de la page des poèmes à la forme échancrée. Au milieu, le blanc de la neige qui fait se rejoindre leurs mots dans le silence de la lecture. «  Les mots plantés de chaque côté de l’Atlantique / partagent les cailloux blancs des saisons différées » ; « ma nuit va vers ton jour » (L.G.). Ce livre d’échange féminin rassemble les langues et se lit « à la brune » ou « à la brunante ».


AU PRÉSENT D’INFINI
LUCE GUILBAUD
Ficelle / Vincent Rougier
(Les Forettes – 61380 Soligny la Trappe)
30 pages – 9 €

Un livre dédié au geste, à l’acte d’amour. À faire et à refaire jusqu’au bout de la vie. « Ils disent petite mort / si douce l’autre qui viendrait dans tes bras ». Hier aujourd’hui demain. Mais l’amour ne se conjugue ni à l’imparfait ni au futur. Il est « un acte au présent d’infini ». L’amour est travail de couture : le fil qui relie et qu’on recoud s’il y a déchirure ; l’aiguille aussi, qui pique jusqu’au sang. « L’amour encore / il se fait se défait / (nous le ferons le referons / tenir bon pour ne pas / le défaire) ». L’amour se réinvente chaque jour. « L’amour se recommence / avec absences ». Le temps passe si vite – années, jours, heures – mais « c’est le moment / c’est maintenant » que l’amour se circonscrit. Ces poèmes respirent ample, sensuels jusque dans leur forme. « Amour cassant brisé de mots de trop », mais « c’est vivant / la décision d’aimer encore ».


NUIT L’HABITABLE
LUCE GUILBAUD
Les Arêtes
(5 rue de Suffren – 17000 La Rochelle)
82 pages – 20 €

Un très beau livre aux feuillets pliés comme les draps de l’amour qui s’y glissent. Une note de l’éditrice, au seuil du texte, éclaire au plus juste la démarche d’écriture de l’auteure. Peintre et poète, celle-ci a écrit ses poèmes en regardant les seize miniatures qui accompagnent un récit d’amour courtois et malheureux, « Le livre du Cœur d’amour épris » du Roi René d’Anjou. Les voix, anciennes et nouvelles, s’entremêlent mais celle qui parle ici est l’amante. L’objet de la quête – longue, difficile -n’est pas l’homme ou la femme mais l’amour – puissant et fragile – qui ne se possède pas. « La quête a cette vertu qu’elle donne des réponses que l’on ignorait chercher » (Sandrine Pot). « Le cœur cherche son rythme / ne sait pas qu’il est rouge qu’il est sang ». « L’amour dans sa voix de chaleur ». « Même quand tu ne parles pas je t’entends » (L.G.)


LE CRI DES MÈRES
CÉCILE GUIVARCH
La Porte
(215 rue Moïse Bodhuin – 02000 Laon)
28 pages – 3 €

Cette poète sait admirablement aborder la question de la transmission entre les générations de femmes d’une même famille. Dans ce livre, elle aborde la généalogie à travers le prisme de la maternité, de la naissance. Le trait d’union se fait par un même prénom donné au fil des siècles. « Zélie l’ancêtre l’arrière-arrière-grand-mère de l’arrière-grand-mère / Zélie qui descend d’une autre Zélie à deux ou trois siècles l’une de l’autre / si se ressemblent se rejoignent s’appellent ». Les premières continuent à vivre dans les descendantes. Les conditions de vie sont si éloignées et pourtant les gestes des mères restent les mêmes. « Naître en juillet tous de Zélie / du même sang ancien déjà dissous dans la terre / sang de l’un à l’autre de juillet en juillet ». Cette poésie puise ses forces vivifiantes dans l’oralité : « criez l’enfant vient avec le cri des mères ».


À l’OMBRE DU BONSAÏ
WERNER LAMBERSY
L’Âne qui butine
(http://www.anequibutine.com/)
148 pages – 22 €

Ce livre de très belle facture – couverture épaisse moirée vert amande et frottages couleurs d’Anne Letoré (vitre, carrelage, nappe, ceinture, soie) – regroupe deux textes inédits et l’un paru en coréen au catalogue de l’artiste peintre et éditeur Park Jung Sook. À l’ombre du bonsaï, ensemble qui revisite le haïku en deux vers : le premier très bref, le second très long. « Chaque / Mois qui donc remplace l’assiette cassée de la lune ». Dernière levée (Rome, 2011), texte en prose qui constitue le cahier central du livre, scandé par une formule en leitmotiv, « Nous avons vécu ». Notes en plein vent (Séoul, 2006) clôt le recueil. Chaque titre de poème est déjà une invitation au voyage. «  Au bord / De l’eau le saule / Feuillette le sillage des cygnes ».  « Ils lisaient / Et la neige faisait / À peine plus de bruit que les pages tournées ».


LES VISAGES S’EFFACENT
PHILIPPE PAÏNI
Potentille
(8 allée Marcel Paul – 58640 Varennes-Vauzelles)
38 pages – 7,70 €

Les poèmes déambulent dans des villes étrangères. Prague, décembre 2004-janvier 2005. « Pour faire une ville il faut /chaque jour retrousser ses jupes ». « Dans les couloirs de l’hôtel evropa / on ne croise que des femmes qui viennent / de faire l’amour ». Rome, avril 2008. « Le vent / ouvre / d’autres visages dans les nôtres ». Kedzierzyn, Auschwitz, Cracovie, novembre 2009. « Dans l’ébranlement du train la nuit / craque un rire / confirme la déchirure un silence / la recoud ». Dans ce livre les visages et les années se rassemblent pour dire ce qui a été perdu, la mort qui sous-tend nos vies, et ce qui se retrouve sans cesse, dans chaque matin et lumière qui recommencent. Les pas, les cris se perdent dans les rumeurs des villes, l’histoire ne se répète pas, n’est pas finie, ne fait que commencer. Les visages s’effacent jusqu’à leurs reflets.


À DÉFAUT DE MIRACLE
GENEVIÈVE PEIGNÉ
Potentille
(8 allée Marcel Paul – 58640 Varennes-Vauzelles)
30 pages – 7,70 €

Ce qu’on peut dire et faire « à défaut de miracle », quand on ne croit en aucun dieu. Des poèmes alertes, entre le constat, l’adage et l’aphorisme étiré. Et la miraculeuse et souriante distance de l’humour, parfois presque invisible et pourtant là : l’énergie du désespoir. Un manuel d’ersatz de miracle pour nous, « tous plus ou moins miraculés ». « Miracle / Le point de vue du nouveau-né / reste douteux // à rechercher toute sa vie / une parole / aussi puissante que son cri ». « À défaut de miracle / Embrasse qui tu veux tes lèvres ne s’useront pas ». « La poésie comme faire les vitres / tant d’efforts / pour éclaircir au mieux / la séparation ». « On dit les choses / d’abord pour les faire taire ». « Une fourmi traînant une fourmi morte / Enterrement minuscule ».


ET PUIS PLUS RIEN DE RÊVES
SOFIA QUEIROS
Isabelle Sauvage
(Coat Malguen – 29410 Plounéour-Ménez)
28 pages – 8 €

S’écrit ici une poésie narrative, disant le fil d’une vie découpée en moments qui donnent un titre à chaque texte : intérieur nuit, intérieur jour, extérieur jour, extérieur nuit. Une femme attend un amoureux, réel ou fictif, dans un lieu. Le fondu enchaîné des jours et des nuits est réorganisé en arrêts sur images qui procèdent par petites touches de détails pour évoquer ce qui passe autour – les gens et les paysages – et en-dedans – peurs et désirs – de celle qui, discrètement, se tient immobile à l’intérieur. Ce jeu entre le dedans et le dehors, entre l’obscur et le lumineux, permet de mettre à jour les contradictions du temps qui passe – à la fois trop vite et trop lentement. « Je ne suis pas femme à virer seule et bleue ». « Le grouillis des jours parfois m’éloigne ». « L’herbe mâchée verdit de jour en jour ».


VARIATIONS D’HERBES
NATHALIE RIERA
Editions du Petit Pois
(8 rue Suzanne Lenglen – 34500 Béziers)
26 pages – 10 €

« Il se fait tard trop loin et parfois lents sont les mots à venir qu’on les voudrait guêpes ». La forme de l’écriture est fougueuse, un peu laborantine à chercher son souffle dans des formes variées et dans des recherches qui s’approprient la page – jeu d’italiques, de parenthèses, traits tirés en zigzag, prose et vers, courts et longs poèmes, titres et numérotations, ou encore alignements à droite –. Comme s’il s’agissait d’apprivoiser les mots et de laisser apparents ces tâtonnements. « Des voix aux fusains d’oiseaux / à cheval dans le paysage / te font partir ». L’écriture – « langue cheval » – hennit, verdit, piétine, halète, même quand elle n’a pas trouvé de mots dans les terres arides du sud. « À travers champs dans la variation des herbes. Poésie parmi les lampes et les plantes ». Une écriture musicale, chorégraphique, orgasmique.     


ROUTE
MARY-LAURE ZOSS
Le Frau
(Bélinay – 15430 Paulhac)
16 pages – 4 €


Les poèmes en petits blocs de prose dialoguent avec des peintures de Philippe Guitton. Comme la route trace, dans le vif du paysage, un chemin qui existe avant, pendant et après que nous l’empruntons, ces textes sont bien campés sur leurs pieds, énumèrent au plus précis ce qui nous traverse quand on est en route. Le vocabulaire est taillé dans une extrême variété et concision. « Sur dos fendu, pour quel aller ou retour à flanc de ravin tiré, le vide tenu par ses tranchants ? » Les pensées se passent de glissières, tressautent, longent les accidents de terrain. « On voudrait prévenir ce qui de nous se déverse, lors que se cramponnent aux accrocs de terre arbustes et fétuques ». « Ne se prive pas d’aller, la route, quand on n’y marche pas ; toujours peur de la reprendre, comme s’il nous appartenait d’en saisir les chevauchements ».


Amandine Marembert