CROQUIS-DÉMOLITION
PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ
La Différence
(30 rue Ramponneau – 75020
Paris)
74 pages – 10 €
Fermeture
d’usine. Destruction progressive des machines, des corps, des cœurs. Ce livre
fait trace de « la parole retenue », du « gros sur le cœur »,
des « larmes dedans qui font leur poids », de l’au-delà des mots.
« Usine pour la vérité du bruit dans le mot, du cambouis du goudron dans
le mot et jusque sous les ongles ». Les ouvriers n’usineront plus des
roulements à bille. Le savoir-faire d’« un travail millimétré ». Ici
est inventée « une langue nouvelle » qui, dans son rythme en saccades
et son libre usage de la ponctuation et de l’ordre des « mots
bruts », s’il le faut, dit exactement la violence des rouages des machines
à l’œuvre et, simultanément, la brutalité des rouages d’un système de
délocalisation qui démolit, qui « s’enrichit à l’usure de l’autre ».
Un « ball-trap » – on a tiré en premier sur les femmes – qui commence
avec les plans de licenciements se succédant, le « travail mal
perdu » à cause de celui « qui ne sait jamais l’autre, pas même le
mot ». Sourd et muet aux slogans, « mots écrits par les ouvriers sur
leurs t-shirts, l’inventaire de la perte, linge sale suspendu ». Quand on
se sent comme un numéro qu’on efface. « Je lis l’homme sans travail,
accroché au treillage d’un parking ». « On a accroché un pendu en
bleu de travail », « ça grince de justesse, l’engrenage des mots, le
roulement bien huilé, le travail bien fait ». L’humiliation et l’injustice
« après tant d’années pour rien », les cadences, les horaires. Rendre
compte de cela. « Je donnerai leur voix pour témoigner, d’avoir en soi ce
qui s’effondre, l’existence sans le travail ». Les mots sont usinés comme
des pièces, ont bien roulé sous la langue, « au polissage, à son brillant,
on sait si le roulement est bon ». Les mots-colère qui ne suffisent pas,
pré-coups. Le bleu de travail – cette « seconde peau » – sera porté
après avoir séché au fil une dernière fois. « Je rentre le linge qui a
battu bleu sur le fil ». Pas le bleu « des ciels des étés »,
mais celui des hématomes. « Le bleu est une odeur, est une peur ».
L’usine reste présente dans les tissus, « dans l’odeur restée
dedans », « dans ta peau » « quand je t’aime ». Pour tenter
d’oublier, ils « ont jeté leur bleu dans le feu » qui « séchera
leurs larmes ». En silence.
A.M.
LA BEAUTÉ DU GESTE
BRUNO BERCHOUD
Clarisse
(170 allée de Sainte-Claire
– 76880 Martigny)
16 pages – 5 €
Je
trouve très belle et originale cette façon de faire le portrait des autres à
travers leurs gestes. Gestes de père, gestes de mère. « il dort il
a / dessus la tête ouvert / comme un v retourné / le journal à l’envers ».
« Panier de fer à bout de bras / laitue derrière les grilles / en prison
la salade // elle par la fenêtre ». Gestes de femme. « Belle / en
équilibre sur l’esca- / beau / devant la fenêtre / nue / habille la lumière /
d’un rideau ». Gestes d’inconnus. « Elle habite au huitième /
parfois de son balcon laisse tomber / le soir et marche au bord du
ciel ». Gestes d’enfant. « Sur le trottoir il fuse / et
volte-face / tend sa joue au soleil / de la main en essuie les rayons ».
Ces poèmes de longueur inégale et de ton alerte traduisent exactement ce que
disent nos gestes les plus ordinaires.
A.M.
D’UN RETOUR D’ÉCLAIRCIE
MICHEL BOURÇON
Les Arêtes
(5 bis rue de Suffren –
17000 La Rochelle)
44 pages – 20 €
Encres
de Jean-Claude Pirotte. Poèmes resserrés. Il y est question de ce qui vient à
nous durant la promenade. « Quelque chose s’ouvre devant / malgré ce qui
se retire / de nous au loin ». Ce qui nous rencontre se manifeste pour
nous saisir, « s’inscrire en nous ». Et l’on se fait volontiers oiseau,
pierre qui « choisit de se taire / dans la confidence du feuillage »,
feuillage « devant répondre au vent », cours d’eau. Avec le rêve pour
seul guide, il s’agit de « se diriger simplement vers l’ouvert ». Les
choses n’ont pas les mots, « ainsi semblent-elles délivrées
d’elles-mêmes », se font-elles relais de nos silences et parlent-elles
pour nous. Mais « peut-être serions-nous apatrides / sans les mots ».
On se place alors dans « l’attente éphémère d’un retour
d’éclaircie ».
A.M.
FRANCK COTTET
MIROIR VOILÉ MIROIR
Clarisse
(170 allée de Sainte-Claire
– 76880 Martigny)
96 pages – 10 €
Des
couples en miroir, il/elle qui s’éloignent l’un de l’autre, je/tu qui se
rapprochent. Entre eux, le reflet de soi-même qu’on cherche en l’autre, même
lorsque le tain s’efface et que la buée prend toute la place. Le blanc de la
page ou de la neige « agrandit la solitude » ou augmente l’attente.
Des absences de différentes épaisseurs. D’un côté les mots qui vivifient, et de
l’autre des mots qui se taisent dans les « silences ». « J’ai le
poids de ton visage dans la tête en marchant dans la rue en voiture
partout ». « Sur l’envers de ta peau, conserver / La trace de l’ombre
verte du printemps ». « Le soir, quand tu n’es pas là, je sais, tu
marches dans mon visage ». Quand on passe de l’autre côté du miroir, on se
laisse traverser de lumière le « corps puzzle » et le cœur, mots à la
suite.
A.M.
DIOGÈNE AU POTAGER
LOUIS DUBOST
Les Carnets du Dessert de
Lune
(67 rue de Venise – 1050
Bruxelles – Belgique)
50 pages – 12 €
Et
si le jardin potager était une île, un refuge où le monde entier se
concentrait ? La flore et la faune dudit lieu renseignent sur des domaines
divers et variés. Cet abécédaire libre et aléatoire peut guider ceux qui
cherchent à cultiver leur jardin, dans tous les sens du terme. Un
parti-pris : aller chercher le poème là où on ne l’imagine pas, dans la
brève, le billet d’humeur, la devinette. « Les mangeurs d’ail sont trois
millions dans la rue » ; « cultiver la colère écarlate » de
l’amarante ; « les escargots marivaudent avec les
libellules » ; « à quand un référendum pour écosser la
Constitution ? » ; « l’otiorrhynque » en poinçonneur
des lilas ; la sarriette ou « l’art de l’infusion poivre d’âne
et de l’effusion du dérèglement des sens ». Diogène ouvre son cahier
de cuisine au soleil.
A.M.
LA TÊTE PAS VITE
ARMAND DUPUY
Potentille
(8 allée Marcel Paul – 58640
Varenne-Vauzelles)
30 pages – 7,70 €
Une
voix singulière. Un accent émazien dans une langue qui n’hésite pas à se
triturer pour évoquer le désordre intérieur. Les vers s’installent à l’aise sur
la page, au rythme du continu et du discontinu de l’existence. Trois parties. Ravale
un bruit. « La nuit ne pèse
rien sur les chaises ». « Une phrase ou deux, peut-être, se murmurent
à / quelqu’un, très loin, / quelqu’un deux fois loin. / Personne
n’entend ». « La voix continue, seule / et blanche // ou corde à
linge ». La tête, pas vite. Quoi faire du « poids de tête ou
de nerfs » ? Quand on est « pris par ce qu’on essuie // de fond
gris ». La tête « s’amenuise pour ne faire qu’un cheveu, // brin
d’herbe ou fil assez lâche // au vent ». Qui de rien. Il faut
revenir à soi autrement que par la tête. « Il y a ce qu’on dit / et ce
qu’il en reste ».
A.M.
VISITE AU PETIT MATIN
MARIE HUOT
Al Manar / Editions Alain
Gorius
(96 boulevard Maurice Barrès
– 92200 Neuilly)
48 pages – 16 €
Un
petit bijou qui raconte par bribes la naissance d’une amitié entre la
poète et la peintre. Les dessins de Diane de Bournazel, reproduits en couleurs,
dialoguent superbement avec les poèmes de Marie Huot. Les repères se déplacent,
on accède à l’autre à travers le lieu qu’elle habite. « Je suis venue avec
mon cœur plié / Mon écharpe et mes souliers bleus ». Le sommeil venu, on
s’abandonne à ce monde étrange où (se) découvrir. « Je m’endors dans ton
paysage ». Viennent alors « les riches heures de nous ». Les
enfants, les arbres de la forêt et de « muets personnages » tiennent
compagnie. « Avec une pointe de ciseaux / on défait d’un rien / Les points
de couture des frontières / Ce sont les êtres que tu relies serrés d’un
fil ». Cela apprivoise les cœurs et « splendide les
jours ».
A.M.
ENCLOSE
CAMILLE LOIVIER
Tarabuste
(Rue du Fort – 36170
Saint-Benoît du Sault)
132 pages – 11 €
Trois
parties : Photo-fantômes ; Dix-sept poèmes écrits dans un
fauteuil ; Poésies métisses. Observation rêveuse de ce que nous livrent
des photos. « On croit parfois les images / qui restituent le souvenir
comme / au matin les rêves ». Assis, les déplacements intérieurs
deviennent réels et vice-versa. Les choses apparaissent et disparaissent en
même temps. « Ma chambre, ma chambre / j’y entre / par l’œil, par la loupe
/ après tant d’attente / je voudrais y entrer toute entière / pour éteindre la
lampe ». On voyage dans la langue et la langue voyage en nous « quand
ce qui s’écrit prend vie ». Cette poésie interroge ce que les lieux disent
de nous qui restons « sans savoir ce qui est le plus triste / des pêches
tombées / un amoureux qui aime de loin / une maison à l’abandon ».
A.M.
VOYAGE DU RIEN
ÉTIENNE PAULIN
Henry
(Parc d’activités de
Campigneulles – 62170 Montreuil-sur-mer)
94 pages – 6 €
Une
récente collection de poche, La main aux poètes, attractive et
prolifique. Longs poèmes au lyrisme verlainien, laforguien, goffettien, à la
musique décadente renouvelée, dans une grande attention à la rythmique .
« Sitôt frôlé le givre senti l’amour vigilant et glacé / il n’est que
l’heure de dormir ». Une nihiliste invitation au voyage, entre souvenirs
estompés et temps qui passe inexorablement. « Parlez sans vous hâter du
morcelé d’un corps / mais / racontez ses ruisseaux secondaires / sa ridule
ogivale / ne dites rien de ce qui se voit / l’évidence est chantée ».
« Nous serons pâles assez tôt / nous défaisons la route / chaque fois
défaisons la pluie / et les matins d’orme ou d’automne / tous nos jours se
ressemblent / illusoirement fauves ».
A.M.
CONTREFEUILLES
JACQUES MORIN
Gros textes
(Fontfourane – 05380
Châteauroux-les-Alpes)
64 pages – 6 €
Des
morts qui annoncent la nôtre. Une poésie âpre. Saccade des mots enchaînés en
colonne. Aucun pathos, juste la douleur qui fouaille sans concession. Et la vie
qui continue à défiler, obstinément, nous laissant à notre mélancolie
insoignable, au sentiment de notre perte, inscrite dès la naissance, confirmée
à la mort de nos parents. Première partie initialement publiée chez
Wigwam : évocation du père. « La chambre d’hôpital était pleine d’un
silence blanc. Qui venait de moi ». Seconde partie, Chaoctobre,
évocation de la mère. « On n’en revient pas / n’en reviendra
jamais ». « Ici tu reposes / gisante / ce beau verbe ancien / gésir /
entre saisir et j’hésite // ci gît / initiales obliques ». « Libérer
cette parole au sombre précipité ». « Vivant / je respire
l’automne ».
A.M.
CLAIRE LA NUIT
SERGE RITMAN
L’Atelier du Grand Tétras
(Au-Dessus du Village –
25210 Mont-de-Laval)
128 pages – 15 €
« Le
poème fait la vie ou n’est pas poème », peut-on lire en quatrième de
couverture. Car avec Serge Ritman, la poésie ne se perd pas dans les limbes et
hasards d’un rêve de poésie, dans des élucubrations mystiques ou abstraites,
elle s’écrit, concrètement, assurément, dans des livres et des poèmes. Et ces
poèmes sont « une constellation de lucioles dans la nuit de l’existence,
des cris d’amour ». « Ta lumière me dénude » : Claire
éclaire et rend toutes choses belles. L’étreignant, c’est donc la vie qu’on
étreint : « nous nous faisons un / je-tu autour du corps / tes
pieds dans ma / tête dans tes jambes ». Serge Ritman, à distance des
impasses d’un lyrisme éculé ou d’un objectivisme desséché, redonne chair à
notre désir de poésie, ouvre des possibles, et le poème, grâce à lui, respire
mieux.
R.F.
GUANAHANI
JEAN-CLAUDE TARDIF
Clarisse
(170 allée de Sainte-Claire
– 76880 Martigny)
56 pages – 10 €
Des
poèmes de l’amour et du désir, une parole qui bâtit « jusqu’à la mort
peut-être / pour trouver suite à notre histoire / et la sculpter ».
Les mots et leurs blancs comme pierres empêchant l’édifice de s’écrouler
dans le souvenir. Ecrire et aimer semblent naître d’une même forge où le métal
s’embrase pour laisser apparaître un monde nouveau, rêvé,
« Guanahani ». « La table de travail, les lèvres ; /
s’étendre pour y réduire le mot dans la sueur, / l’instant du toucher ».
Tout tient dans le souffle. Le corps est un foyer, le mot est porté
« jusqu’au plus haut degré des chairs ». « Saisir le feu :
/ aviver les tisons sous le lin, / les porter à l’incandescence des
reins ». « Nous savons le passé / où se portent nos rêves / sur
l’obscure ruelle des lèvres ».
A.M.
LE RESTE DU VENT
GÉRARD TITUS-CARMEL
La Porte
(215 rue Moïse Bodhuin –
02000 Laon)
24 pages – 3 €
Poèmes
au large souffle qui disent d’abord un état d’abattement, « clouant l’été
au sol / et d’autre façon les regards ». La douleur rend insensible aux
saisons et aux mots. « Bouche bée // les lèvres blanchies / d’attendre //
il n’est à subir d’autre durée / que ce sable ». Il y a de la peine à se
tenir encore debout. La respiration est coupée. « Et le fouillis des ronces
pour se nommer // dans l’été comme dans l’adieu ». La mort se profile dans
les gestes qui s’estompent. « Le jardin se fêle à cet endroit // où le sol
se penche sous les mots ». Ressassée, la parole s’épuise dans le vent.
« Ouverte à jamais (…) / la blessure irréductible // les lèvres cousues /
au voisinage de la baie ». Une mort intérieure. « Et seul perçant /
l’aveu d’un corps tenu à distance ».
A.M.
LA BONNE CAUSE
CLAUDE VERCEY
Gros textes
(Fontfourane – 05380
Châteauroux-les-Alpes)
88 pages – 6 €
Et
si on allait chercher la poésie là où certains croient qu’elle est (dans la
publicité par exemple), là où on croit qu’elle n’est pas ? Pari risqué. Le
poète ré-oxygène le genre du « slogan » ou de la
« formulette » dans l’espoir que ces aphorismes « trouvent leur
place sur les murs, en affiches ou placards, au pochoir ou en graffitis ».
C’est pour la bonne cause (slogans) est précédé de Pages de garde et
suivi de Les triolets. Mise en bouche : « Eh oui, les pages
aussi jaunissent et s’effeuillent. C’est l’automne ». Plat de résistance :
« En cas d’urgence / écrire ». « Vivons heureux / lisons
cachés ». « Et toi / combien de livres / tu pèses ? ».
« Qu’importe l’ivresse / pourvu qu’il y ait le livre ».
Digestif : triolets lumineux autoroutiers. « Prenons le temps / de
prendre le / temps ».
A.M.
FENTE DE L’AMOUR
CHRISTIANE VESCHAMBRE
Le Frau
(Bélinay – 15430 Paulhac)
16 pages – 4 €
Un
très beau petit livre, cousu main, couverture typographiée, à lire et à relire,
à offrir et à s’offrir. Les poèmes y dialoguent avec le travail plastique de
Madlen Herrström. L’amour se laisse-t-il regarder dans son clos et
enclos ? Sort-il de la limite du cadre ? « Regard glisse le
corps dans la fente de l’amour / ouïe glisse sur les murmures d’oiseaux /
travelling sur le fin silence / la fin’amor / de septembre ».
« L’amour reçu » à huis clos est cueillette et promesse de régal.
« Le clos / sa traversée d’amour au-dedans / du petit corps de vie
déferlante / son cidre et son blé noir / ses calibotes ». Comment trouver un
espace pour son amour au vaste « respir » ? « L’amour
cherche une chambre en nous ». « Epaisseur chaude / savoureuse / ton
épaule / me consiste ».
A.M.