Sur le blog de la revue Résonance générale, Marlena Braester consacre une longue critique au livret de Philippe Païni, Architecture de l'orage, paru l'année dernière dans notre collection "Lampe de poche".
Comment fixer l'orage – question ouverte: l'architecture de l'eau et de l'air suspendus dans l'inquiétude du tourbillon remplace la pierre - oxymore vivant, comme tout oxymore, de sa virtualité fragile, contraste entre figé et mouvant, entre quelque chose où l'on habite et quelque chose qui nous habite, entre l'architecture faite pour habiter et le tourbillon qui ne sait qu'arracher. Un tourbillon né de contraires qui se confrontent: dès la première page, le lecteur aura compris: "plonger" et "s'envoler" se confondent dans le souffle suspendu. Quelque chose qui balaie tout, qui unit terre et ciel dans un mouvement du corps qui nage "jusque dans / le feuillage des arbres on ne fait plus de différence/ entre plonger et /un envol" mais en même temps, quelque chose de très stable - comme une architecture - alors que l'oeil du cyclone veille à ce que la fragilité d'un orage qui passe nous laisse des signes inscrits – comme ces moments d'orage pris dans un réseau englobant.
Mais l'orage "se construit" d'une page à l'autre: l'état liquide avec les images associées s'amplifie :"on mêle nos corps à tant d'eau", "geste qui sans le savoir/ jette sa lumière dans le puits de/ l'avenir proche le déjà/ présent"; "la même fontaine bouillonne", "quand on jette /une pierre dans l'eau"; "on tire de loin du noir l'eau/ qui étanchera la soif/ de chaque feuille"; "une pluie irrigue un rien d'herbe et loin/ on entend déjà que l'avenir / est un océan qui gronde"; petit à petit, l'orage naissant au fond d'un puits ou dans cette fontaine qui bouillonne envahira tout, comme une "rumeur" grandissante qui unit l'infime (de la feuille) à l'immensité (de la soif), tout en inscrivant l'infiniment grand dans l'infiniment petit.
Cette tension mouvementée semble tenir ensemble des contraires: finitude/ infini, pierre/herbe, premières fois/dernières fois, rivière qui naît/perte. Mais on sent, étrangement, que tout se sépare de tout. Le "même" se sépare de soi et pourtant "on s'attache aux formes changeantes/ du même"; cet univers brisé en contraires est secoué par le tumulte cosmique.
Et enfin, "tout" semble pris dans ce tourbillon étrange - mouvant et immobile à la fois: on retrouve ce mot au commencement de plusieurs poèmes: 'de tout ce dont être/si souvent prévisibles nous sépare"; "tout ce qui pressent que l'orage vient se dépêche"; "les arbres coiffent le monde/ mais tout bouge dans l'air et le silence même"; "toute rivière qui naît connaît/l'instant de sa perte": "tous les mots qu'on a jetés aux poissons"; "on donne au présent/tout le passé".
Tout comme l'eau dans l'orage, les sons se métamorphosent eux aussi: le "o" de l'"orage " se fait "aube", "eau", "sol", "orbe", "dévore" et tout … "déborde". Cette voyelle traverse les images et leur prête la cohérence particulière de l'écoulement. La densité du poème y réside. L'écoulement du temps aussi.
Le mouvement, la métamorphose envahissent également la coupure des vers qui libère parfois une double lecture; et le vers "déborde": "une voyelle d'aube/ en aube tisse/ nos jours". C'est à la fois "une voyelle d'aube" et cette voyelle qui passe "d'aube en aube", qui renaît transformée mais toujours la même, qui porte l'orage de poème en poème.
Enfin, vient "le pas d'après" qui contient un vécu énigmatique, un orage secret qui fleurit en livre de poèmes. Cet "après-orage" qui est du sable, même pas du sable: rien que son "savoir".
Restent la soif et "l'infini … d'ici-même".
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