Voix de voix

Sur le blog de la revue "Résonance générale", Philippe Païni propose un bel article à propos du livre Un petit garçon un peu silencieux d'Amandine Marembert, publié aux éditions Al Manar.

Jasmin est « un petit garçon un peu silencieux ». Mais, dans une voix de voix, Amandine Marembert parle pour la parole inouïe de Jasmin. Poème d’une longue écoute, constante, patiente, acérée, parfois hésitante, aimante toujours, ce livre nous force aussi à une attention à tout ce qu’on n’entend pas, mais qui dit plus dans ce qu’on dit que tout ce qui s’affirme avec l’assurance et la satisfaction béates du savoir et de la maîtrise : un état naissant du sens dont de livre en livre l’auteur fait en sourdine une définition du poème, ensemble une idée de ce que c’est que le langage et de ce que c’est que la vie. Où les corps se parlent par gestes tendres :

il prend ma main penche la tête vers le sol pour que je lui caresse les cheveux
mes doigts sont les dents d’un peigne démêlant l’écheveau des phrases tues
(11, c’est le premier poème)

Où les mots écrits répondent leur continu corps-langage à l’énigme du langage-corps :

est-ce que des mouvements de bras de mains d’épaules suffisent à remplacer certaines paroles
les peaux savent-elles vraiment parler un tissu ponctué par les seuls grains de beauté
(14)

Ici la prosodie lie autour de « remplacer » et « ponctué » les mots du corps (« épaules », « peaux ») et ceux du langage (« paroles », « parler »). Les pluriels font la relation et l’ouvrent comme ils nous invitent à chercher notre sens du sensible. Les conjonctions et disjonctions rythmiques font des bouchées de sens dans la question. Les interrogations font la tonalité du livre, outre celle citée, toutes participent d’un double mouvement : inquiétude et surprise devant « la grille de lecture des jours » (12), « ses errances » (16), « ses silences » (18), « son silence » (24), « le mystère des questions laissées sans réponse » (30), l’« énigme posée aux quatre coins du jour » (33), les « secrets attachés à sa silhouette » (34), les « règles inconnues » (39) de ses jeux. Elles témoignent aussi d’un apprentissage, lui-même double, quand « il » (un « tu » plus la distance de l’énigme) invente un langage de tout ce qui l’entoure, des passages entre dehors et dedans, qui mettent le dedans dehors et le dehors dedans : les mots « déformés » « qui se transforment en simples sons entrecoupant celui des grillons dans l’herbe le soir » (12 - et la chaîne allitérative des [s] répond ce langage débutant, minimal, rejoignant la profusion de la sonorité générale du monde extérieur), le corps « traversé d’air », engagé « dans un couloir de vent qui le remplira de bruits supplémentaires » (15), « des regards qui en disent long sur les mots enfouis » (16), « ses silences » qui « pèsent » et « les mots qui n’ont plus de poids » posés dans « une balance à se taire » (18). Le langage se fait sensorialité du psychologique : « les mots cachés deviennent des songes palpables » (24). Il prend ses moyens dans le vivant : « le clapotis du ruisseau s’échappant de ses lèvres » (25), « l’inclinaison de ses sourires qui suivent l’orientation du tournesol vers le soleil » (32).Je parlais d’un apprentissage double, c’est que le presque silence plein de langage de Jasmin invente aussi l’écoute qui en fait un langage plein de silence : « il m’apprend à déchiffrer les interlignes / à soupeser un regard » (29). C’est cette réciprocité de l’étonnement continu, qui fait de l’adulte une débutante, que dit le plus justement le dernier poème, une béance dans la boucle créée depuis l’exergue, en tout début de livre, de Vénus Khoury-Ghata : « Qui peut parler au nom du jasmin ? » Ce n’est pas parler à la place de, mais « au nom de », quand le nom de Jasmin fait entendre son mouvement, le langage et la vie ensemble, vers le « jardin » grand ouvert, dans la bouche et devant l’enfant :

il m’annonce jardin
j’ouvre grand les battants de la porte-fenêtre sur le dehors
ses lèvres poussent l’intérieur vers du vert infinisachant comment modeler l’air en syllabes non vitrées
(44)

Les dessins de Diane de Bournazel font une lecture sensible du vivre-dire-Jasmin et de l’écrire-vivre-Amandine. Chacun saisit en son économie de moyen, en son imaginarité quasi-fantastique, la spécificité de cette relation pleine d’un amour pudique, dont la pudeur suggère au mieux l’immensité et l’intensité.