Tout est possible

Cécile Guivarch consacre une de ses lectures fraîches, sur le site Terre à ciel, à "Jusqu'à très loin" de Romain Fustier.

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Jusqu’à très loin, Romain Fustier, l’esquif / Publie.net

Jusqu’à très loin nous invite dans les lieux de la mémoire. Lieux traversés d’hier à aujourd’hui. « souviens-toi en direction de - prenant en direction de repassant devant aujourd’hui ». Remonter dans les souvenirs chez Romain Fustier ne s’opère pas sans revisiter la langue et le lecteur reconnaît son habilité à manier les mots. Ces phrases-structures, sans point ni virgule, grammaire bousculée mais de façon à entrer dans sa poésie en s’y sentant un peu dans ce chez soi-intérieur. La structure des phrases parfois en ping-pong, comme l’échange avec l’enfant lors d’un trajet en voiture : « répondant à sa question à l’arrière je me réponds ». Est-ce hier, est-ce aujourd’hui ? Ces lieux revisités, s’y transporter, les faire revivre, « le passé fait irruption dans le présent ». Et dans ces lieux, l’amour, l’amoureuse, confondus avec les paysages : « tes bretelles le ciel - et les prés tu le as enfilés sur tes épaules ». Retrouver des fragments de phrases et l’importance de petites choses, d’une lessive, d’un jardin, de faire les confitures, d’un dîner au restaurant. Conserver en soi somme d’endroits : lacs, montagnes, forêts, bords de mer, plaines, étangs mais aussi bars, hôtels, remparts, maisons. Relire des extraits de cartes postales, de quelques mots adressés : « à bientôt bises à tous les quatre » [...] « vous souhaiter bonheur et douceur en cette fin d’année ». Refaire les trajets de vacances, vers le sud, la montagne ou l’océan. Le bonheur de changer d’air très présent dans l’écriture de Romain Fustier, on se souvient de Bois de peu de poids paru aux éditions Lanskine. Faire revenir aussi les gestes des grands-parents, la tendresse pour la famille mais aussi pour les amis à la faveur d’une carte postale, d’un message ou d’un bout de conversation au téléphone. Jusqu’à très loin réveille des mots prononcés, ces noms de choses et de lieux, et leur donne une épaisseur qui traverse les mois et les années.

Romain Fustier a l’art d’édifier l’insignifiant et de le sublimer de manière sobre mais percutante, comme lorsqu’il évoque les pieds de sa petite fille : « presque trois fois rien ce n’était pas rien ». Mais aussi celui de raviver les petits gestes comme celui d’allonger la main, ou de laisser un mot sur une table. Visiter une ville mais aussi faire le plein d’amour, entremêler les quais aux jambes, à la nuque, aux seins : « j’ai fait le plein de soleil là-bas avec toi le plein s’est fait d’amour ». Il est remarquable le pouvoir d’évocation de ces poèmes en prose. Le lecteur se rend dans les lieux, y sent les odeurs, l’ambiance, ressent les émotions.

Faire durer toujours ces moments dans le temps présent : « quand j’y étais j’y suis » et ceci toujours entremêlé à la richesse de moments partagés avec l’amoureuse, les êtres aimés (la famille et aussi le amis). Livre vital, autour de mots qui « aident à vivre », qui se réfèrent aux joies, au bonheur à l’Amour. Revenir sur les lieux de la mémoire où nous avons été heureux, comme celui des dernières vacances et cela est même ancré pour la petite fille de Romain Fustier qui s’imagine y être toujours, car il suffit de se le figurer pour y être encore. L’étonnement, l’émerveillement de la petite fille est très présent mais aussi l’adulte qui s’émerveille de chaque découverte de l’enfant - comme un enfant qui sommeille encore et se réveille en accueillant paroles et gestes de la petite. Puis cette phrase, qui pourrait être une sorte de fil conducteur pour Romain Fustier : « je reste au bord d’avoir vécu je songe à tout ce qui va disparaître - entre le passé l’avenir ». Elle interroge la trace que nous laisserons ou qui au contraire disparaîtra. Mais ce livre est loin de l’évoquer sans cesse, car si cette phrase surgit dans le livre, elle n’en est pas le prétexte. Romain Fustier écrit plutôt à partir des gestes, de l’élan des corps et de ce qui leur donne l’impulsion de s’élever : « tu amènes mon corps / jusqu’à très loin ». Et c’est ici le titre du livre, au cœur du désir et du ressenti. « J’y entends la lumière j’y vois le vent - hors de mon corps embarqué il m’embarque lui-même ». De cette mémoire intemporelle et corporelle ce sont les jours d’hier et maintenant. Ancrés et dans lesquels on pourrait retourner. Les derniers mots du livre confirment que tout est possible et que cela revient : « je frémis te revoilà ».


as-tu aimé visiter cette ville tu demandes - toi aussi dans ta robe fleurie je pense tout bas - le lac parmi les montagnes les montagnes parmi le lac - ses bords la rade - tes jambes se promenant sur la rive droite ta nuque le long du quai - ces perspectives lointaines qui s’offraient au regard le point de vue sur tes seins - le jet d’eau dans le jet d’eau de tes bras leur fraîcheur dans la chaleur qui fusait - du blanc dans du blanc les embarcations que nous fixions - j’ai fait le plein de soleil là-bas avec toi le plein s’est fait d’amour