Funambule

Un autre "itinéraire de délestage" de Claude Vercey, à propos du dernier livre de Romain Fustier, publié aux éditions Henry.
/
doigts tachés d'encre de mûres, nous revenons de promenade
les doigts tachés de paysage, entaillés des haies de ronces
entourant les prés comme les carreaux d'un vieux cahier
d’écolier, noires baies écrasées sur la page sous les déliés
des phalanges dessinant le tracé des chemins où nous 
marchons,
sur le plateau où les murs de ronces raturent le paysage,
où les lettres des mûres forment une écriture, petites taches d'encre
en phrases réunies le long des routes, en broussailles de doigts
fouillant parmi les orties, ramenant de balade une bavure
de campagne, une confiture de haies sur les mains fermant
le cahier d'écolier de la colline où nous avons ramassé des mûres

Impeccable, non ? Dans ce poème comme tout au long d'Infini de poche (aux éditions Henry), Romain Fustier touche, me semble-t-il, à une sorte de perfection. Écriture dense et simple, et sophistiquée à la fois, avec ce mouvement perpétuel qui l'anime, mouvement qui devient circulaire dans certains poèmes, tourne en boucle et ramène à la fin les mots du début (possible explication d'un titre intrigant). Saveurs gourmandes, exquise sensualité, tout un imaginaire de fruits et de légumes, avec un rendu de sensations gustatives et olfactives autant que visuelles, qui rapproche cette poésie de celle des Oranges sentimentales de Christian Degoutte, au point de partager incidemment les mêmes images : L'Infini de poche serait-il en réalité plus ou moins circonscrit dans l'espace, activement rêvé sans doute, d'un pavillon de banlieue, avec jardinet et verger ?

Très tôt, peu après la publication du Volume de nos existences (polder n° 130 - 2006), Romain Fustier avait posé dans Décharge 132 les principes d'un art poétique, fondé sur L'expérience du vécu, qu'à l'époque un polémiste, jouant sur le mot expérience, a voulu entendre comme une justification de la poésie de laboratoire, de laquelle il s'agit précisément de se démarquer. Cette expérience du vécu, Romain Fustier l'applique ici encore, tout en demeurant fidèle à la forme si personnelle, mise au point dès Le Volume de nos existences et qui depuis lors le caractérise. Interrogé sur sa pratique, il évoquait alors ces carnets où il notait les premiers jets et qui le forçaient à couper la phrase de façon régulière et arbitraire, qu'il avait de fait adopter, sensible au rythme qui s'instaurait (cf : I.D n° 39).

Romain Fustier se pose bel et bien aujourd'hui comme l'un des chefs de file les plus crédibles de sa génération poétique à laquelle il ouvre, sans exclusive, les pages du très recommandable semestriel Contre-allées, qu'il dirige avec Amandine Marembert. Il confirme avec Infini de poche une maîtrise des plus enviables dans son art. A l'encontre de nombre de jeunes poètes qu'on met en avant ici et là, que je désignerais volontiers comme unidimensionnels, il possède cette double sensibilité, si rarement à l’œuvre : sensibilité au vécu, pour reprendre le terme qu'il a consacré, et égale sensibilité à la matière du langage. C'est dans ce difficile équilibre que s'avance le funambule qu'est le poète, tel du moins que je le conçois, et dont nous avons à promouvoir toujours et encore les diverses et contradictoires expressions.
/
Infini de poche de Romain Fustier
Editions Henry, collection "La main aux poètes"
112 pages - 6 euros
/
Pour commander :
Editions Henry
62170 Montreuil-sur-Mer