Le désir

  

Claro consacre une note de lecture à "Jusqu'à très loin" de Romain Fustier, paru aux éditions Publie.net.

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Rares sont les textes apaisés. Jusqu'à très loin de Romain Fustier est un livre apaisé, non seulement parce qu'il renvoie dos à dos souvenir et nostalgie en en faisant le recto-verso d'une nouvelle expérience, mais aussi parce qu'il entraîne dans un même phrasé syncopé (et, paradoxe, fluide) les choses vues et leurs impressions.  En cent trente-six textes de dix lignes chacun, comme autant ce cartes postales revisitées, il écrit très simplement une sorte de voyage sentimental, d'invitation au voyage, où le paysage, les objets, les couleurs, les sons, tout est susceptible de raviver ce qui fut, les différentes pièces du passé communiquant encore en elle à la faveur d'un détail:

le linge tu m'interpelles ainsi – c'est fascinant quand il tourne viens voir – tu m'invites tu m'avoues – que tu crois avoir toujours rêvé de posséder une machine à hublot elle t'enchante – par ricochet elle me transporte ailleurs – sur ce quai de la gare maritime où je suis passé en juillet dernier à l'intérieur d'un navire – les chais le long de les ponts que – voyageant à présent sur la mer entre les pièces de tissu les sous-vêtements où accostent les thoniers – ta fantaisie tellement j'aime la partager

A l'œil, le débit semble cassé par les tirets, et souvent la phrase voit son élan interrompu, mais ces heurts apparents, on l'entend à la lecture, s'effacent au profit du courant de mémoire qui, "par ricochet", et donc telle un plat caillou habile à se déplacer par bonds élastiques, finit par gommer les décrochements d'espace et de temps. Dans ces pages, le monde persiste à la façon d'une fresque que le regard parcourt sans jamais oublier quel présent la rehausse. Celui qui parle se tient au bord du regret sans jamais s'y abandonner, "poursuit ce qui n'apparaît pas ce qui finit avant même de commencer". Ici, le verbe "rappeler" – très fréquent en chaque page – s'enfle et palpite de son double sens: se souvenir, et appeler une nouvelle fois. Au final, à travers la voix – sereine, attentive – c'est le corps qui veille :

tes lèvres lèvres – je les aime je – tu m'as dis tout à l'heure soudainement tout à l'heure – m'embrassant m'embrassant – et tes mots m'accompagnent maintenant en haut de la côte nous virons à gauche – tes phrases marchent avec moi sur le chemin recoupons la route – ton visage ton visage – qui a levé les yeux une ligne électrique – le fil qui grésille tu as prononcé ça passant dessous – j'ai bu tes syllabes à ta bouche transporté comme cette énergie là-haut – tendu vers toi tu emmènes mon corps jusqu'à très loin

L'infini arsenal du quotidien – neige, rideaux, jardin, villa, voix… – est convoqué par touches, laissant sa trace, son empreinte. Quelque chose empêche la nuit de tout dévorer, et c'est, dans Jusqu'à très loin, de façon à la fois discrète et entêtante, gracieuse et fragile, le désir.

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