Automne-hiver 2013 (1/2)

LE CITRON MÉTABOLIQUE
LAURENT ALBARRACIN
Le grand os
(7 rue Charles Baudelaire – 31200 Toulouse)
72 pages – 9 €

Petit format de livre à la couverture acidulée, dessins de Karine Marco pour évoquer le citron pressé de notre tête, notre agrume physiologique. Le poète y use beaucoup de sa ritournelle tautologique habituelle. Les mots se mordent la queue dans l’ovoïde jaune pâle de notre lampe intérieure. « Il y aurait un peu / qui serait l’ombre / du beaucoup // des pluies anciennes / qui rafraîchiraient / le jadis // et toujours / ce citron de l’ici // toujours / l’inouï / du jamais ». On se laisse porter par les répétitions qui tournent la tête et retournent la langue comme un gant jusqu’à nous faire habilement entrevoir et saisir un instant ce qui luit furtivement dans le noir. L’ « ici » est le pépin qui innerve tout le texte, « un ici / dans son jus ». « De l’ici citronné / donc c’est-à-dire / pressé / de nulle part ».


ET AINSI LES ARBRES
MICHEL BOURÇON
Potentille
(8 allée Marcel Paul – 58640 Varennes-Vauzelles)
28 pages – 7,70 €

Blocs inégaux de prose. Phrases qui s’étirent, aussi longues que l’horizon dont il est question. Pas de majuscules pour évoquer la fluidité de cette ligne de vie. Mais des points qui arrêtent le regard et des virgules qui étagent la vue. Les poèmes contemplent cette ligne de mire qui nous attend toujours, quelque part, qui sait tout de nous et nous apporte lenteur, élévation, silence, lumière. « Partout, l’horizon s’invente, et en lui, nous ne cessons de nous imaginer ». « Sans mot dire, nous allons avec l’impression de liberté des particules poussiéreuses en suspens ». Les arbres, à la fois immuables et variables, réceptacles dans leurs feuilles de l’ombre ou de la lumière décidées par le lointain, nous donnent une horizontalité. « L’horizon se prolonge en nous comme avec l’amour on se prolonge en l’autre ».


DES ORANGES SENTIMENTALES
CHRISTIAN DEGOUTTE
Gros textes
(Fontfourane – 05380 Châteauroux-les-Alpes)
78 pages – 9 €

Nous attendions ce livre depuis que nous en avions eu l’eau à la bouche avec des morceaux choisis parus dans un livret des Poètes au pOtager. C’est comme si le livre tenait dans ces mains de papier : « Touche où je suis touche / c’est frais comme à l’intérieur d’une orange ». La femme aimée est rendue avec des mots qui activent les cinq sens. Le monde autour est tout entier contenu dans le dedans. Le vivre comme de mordre dans une orange non épluchée. « Ces oranges sentimentales (ces poèmes) pour quel bouche-à-bouche ? » note l’auteur. « Touche-moi où je tremble / touche-moi comme on remue le sable ». La peau est fruit qui étanche la soif. « Une citrouille remue la lumière ». « L’âme de quelqu’un / est-ce que c’est un fruit dont on n’oubliera plus le goût ? ». Oranges à déposer au pied du sapin vivant.


SOUS LES FEUILLES
CHRISTIAN DEGOUTTE
p.i. sage int. Erieur
(11 rue Molière – 21000 Dijon)
58 pages – 8 €

Nouvelle maison d’édition à couverture colorée qui annonce « 3,14 g de poésie ». Avec Christian Degoutte, qui nous propose de chercher des poèmes sous les feuilles. Ecriture si fluide et sensuelle, évidente comme le geste d’une main qui cueille un fruit, caresse une peau, fend l’eau pour nager. D’une beauté à couper le souffle. Des textes pour la plupart en longues colonnes mais ponctués d’interludes à la forme étonnante et ébouriffante. « Si ton souffle ne m’ose pas / si tes mains ne m’osent pas / ma peau m’enferme / dans un sac de froid / je tombe en bas du trottoir / entre les oubliés des caresses / ose ma peau s’il te plaît / à chaque seconde ose / ma peau ose-moi ». Les mots dansent dans l’air et le frisson, s’aventurent loin dans le dedans de soi et le dehors du monde, vers « les courir-nu à l’intérieur de sa tête ».


MILLE GRUES DE PAPIER
CHANTAL DUPUY-DUNIER
Flammarion
(87 quai Panhard et Levassor75647 Paris cedex 13)
350 pages – 20 €

« Sadako Sasaki, fillette leucémique irradiée à Hiroshima, tenta de plier 1000 grues de papier pour que, selon le proverbe, son vœu : continuer à vivre, se réalise. Avant de mourir, sans dévier de son but, elle parvint à réaliser 644 de ces oiseaux hautement symboliques au Japon. (…) À l’image de Sadako, j’ai plié 644 poèmes. » Pour figurer l’inachèvement en tout. Ce recueil est une sorte de calendrier qui tente, en faisant osciller la réalité prosaïque et un lyrisme intense, d’apprivoiser sur le papier la maladie et la mort inexorables. Le pouvoir des mots, l’humour qu’ils peuvent véhiculer transforment l’attente en espoir. « L’hôpital est blanc / comme le plumage des grues / au ciel d’une migration ». Un voyage, qui est peut-être le dernier et qui passe par les nuages, la page, le silence pour faire de la douleur un origami pour s’envoler haut et loin.


LA CIGALE BIEN ATTACHÉE (PLUS OU MOINS)
CHRISTIAN GARAUD
La Porte
(215 rue Moïse Bodhuin – 02000 Laon)
20 pages – 3,75 €

Trois livrets attachés par une languette colorée. Dans chaque volume, quinze poèmes en colonnes interrogent au quotidien le sentiment et le désir amoureux à l’épreuve du temps. « Comment mettre ensemble / les mots et les gestes ? » Une poésie qui explore le comment aimer encore avec une légère gravité ou une légèreté grave qui est la patte de cette touchante écriture. « Nous cherchons le secret / derrière la voix et le visage // qui est là ? » « Des mots inquiets résonnent / dans les corps silencieux ». Interrogation de l’oubli, des enfants partis, de la fin de tout. « Je me rappelle encore / que je t’aime // et toi ? ». « Sur les ombres tendues / comme des cordes raides / entre les arbres endormis // nous allons / comme des funambules / avec nos balanciers de mots ». « Et les mots / se détachant de la page / te serrent contre le poème ».


NOUS VALSONS
ALBANE GELLÉ
Potentille
(8 allée Marcel Paul – 58640 Varennes-Vauzelles)
40 pages – 7,70 €

Des poèmes qui dansent sur la page, construits comme des abris de paille, de bois ou de pierre, selon l’intensité du vent qui nous arrive du dehors. J’aime ce dire de la vie, belle et inquiète. Et ces mots entre parenthèses, de temps à autre, comme des pointillés, des précisions à peine osées. « Je tu il nous très trop légers / et s’égratignent nos images de plantations / (quand même les arbres tombent meurent) ». Les morts, les souvenirs, les regrets dont il faut se délester un peu, en valsant jusqu’au vertige, yeux fermés avec notre « cœur galactique », « autour d’étoiles (inexpliquées) ». « La forêt est traversée / de virgules et de dimanches ». « Poignets sans montre nous marchons ». « Nous secouons dans les saules / des édredons vieillis / leurs petites poussières // nous nous allongeons : / verts et tremblants ».


PAS ENCORE ET DÉJÀ suivi de TRAME
LUCE GUILBAUD
Henry
(Parc d’activités de Campigneulles – 62170 Montreuil-sur-Mer)
60 pages – 6 €

Un recueil en deux ensembles qui se suivent. D’abord l’amplitude de la forme du poème, un souffle large qui court parfois sur plusieurs pages. Puis de courts poèmes de cinq vers qui tracent une « trame ». Il y a celle qui attend, l’aimé et l’amour, son absence temporaire ou définitive. Elle guette ce que lui apprendra la mer à ce sujet. Elle veut croire en la fenêtre d’une lumière, de chemins nouveaux, de l’espoir. « On marche sur l’eau parfois / quand on oublie son poids / l’alignement des vertèbres / et le ciel plié en quatre ». Comment arriver à faire tenir entre ses paumes le passé, le présent et l’avenir ? Dans quelle particule de lumière trouver ce fragile équilibre ? « Donner aux chambres / les directions tournantes du soleil ». « Nous échangerons nos jambes / pour monter dans le dernier train ».


DU SOLEIL DANS LES ORTEILS
CÉCILE GUIVARCH
La Porte
(215 rue Moïse Bodhuin – 02000 Laon)
20 pages – 3,75 €

Il s’agit d’un livre de deuil ancien qui n’en est pas un. Plutôt une nouvelle naissance. La lumière y tient une grande place, dès le titre. Mais c’est peut-être pour mieux parler de l’ombre, de cette femme nommée Josette et guettée par l’oubli des siens. On sent le regret de ne pas l’avoir connue. « Son rire lézarde dans le mur // elle aurait pu le poursuivre / jusque dans ma naissance ». Mais elle est présente partout autour et dedans, « elle effeuille ses fleurs / et parfois le soleil // jusque dans mes orteils », « elle nous sourit / immobile ». Celle qui pourrait « revenir par le chemin / où elle a disparu » revient « avec le vent et les hirondelles », « pousse l’air sur son passage », en donnant ses traits à la petite fille qui vient de naître. « Les étoiles continuent de briller / d’autant de ciel // même quand / la nuit se tait ».


UN PETIT PEU D’HERBES ET DES BRUITS D’AMOUR
CÉCILE GUIVARCH
L’Arbre à paroles
(BP 12 – B-4540 Amay – Belgique)
92 pages – 7,50 €

De courts poèmes, haletants, qui évoquent l’histoire d’aïeux en exil. Fuite du franquisme espagnol. Il y a ceux qui partent à Cuba ou en Argentine, et ceux qui restent. Les abandons, l’attente du retour. Parfois le français ne suffit plus et des mots ou des vers en espagnol s’intercalent très naturellement pour dire la double origine de celle qui écrit. Une mère élève seule son enfant, le père est parti. Le cœur gros de ce « petit peu d’herbes et des bruits d’amour » qui l’a rendue à la fois si heureuse et si malheureuse. Le courage de celle qui affronte les regards, « son visage / tout du poids des charrues », « ses yeux débordent de rivières ». Elle partira elle aussi « sur la route vers l’ailleurs », « lorsque les arbres s’alignent / ils parlent la même langue ». Cette arrière-grand-mère dont le père écrivait des poèmes à l’eau de la roue d’un moulin.


PERCOLAMOUR
STÉPHANE KORVIN
Isabelle Sauvage
(Coat Malguen – 29410 Plounéour-Ménez)
106 pages – 16 €

Pénétration lente des eaux de l’amour et du désamour dans le sol de la peau et du cœur. L’écriture est à l’image de ce charivari, de ce tintamarre, de ce brouhaha – à l’intérieur et à l’extérieur. Elle investit l’espace de la page en décalages, espaces, italiques, parenthèses, points de suspension. Tout foisonne, y compris l’intertextualité, l’intermusicalité. « La ligne d’écriture n’arrête pas de sauter, loin derrière la fenêtre, elle sautille / dans ma tête : goutte-à-goutte, dans ses cheveux s’entortille ». Les poèmes composent, recomposent, décomposent le puzzle compliqué de la vie sentimentale. Au lecteur revient la tâche parfois pas simple de (re)trouver les pièces des « grossesses du cœur ». « Même décalque / muet //même géométrie dans novembre // les membres dessinent la feuillaison tremblée ».


JOUR DE MARCHÉ
THIERRY LE PENNEC
Le chat qui tousse
(17 rue du président Kennedy – 44260 Savenay)
26 pages – 6 €

Oh moi qui me suis toujours dit que j’aimerais aller faire le marché de Guingamp un vendredi d’automne et acheter des poèmes au poète Thierry Le Pennec, de sa pommeraie d’un « pays très près du ciel » ! Eh bien ce livre nous offre une jolie livrée de pommèmes. Une écriture vivante, traversée par les lieux, les gens, la terre. Des poèmes échancrés ou rectangles, ajustés à ce qui se dit. On est sur l’étal, on brasse les fruits, la monnaie, les commentaires, les pensées. On côtoie les voisins et les passants, on entend du français, de l’anglais, du breton. Le vocabulaire est succulent, familier parfois, rare aussi, tranché au couteau sorti de la poche. Le champ sur la balance est planche d’écriture. « Petit temps doux roue-roue-roue / font les pigeons dans les tilleuls du samedi / sauf que là c’est vendredi l’arbre / à palabre on s’y stand ».


À VOL D’OISEAUX
JACQUES MOULIN
L’atelier contemporain
(4 boulevard de Nancy – 67000 Strasbourg)
82 pages – 15 €

Premier livre d’une nouvelle maison d’édition, lancée par François-Marie Deyrolle, qui avait déjà créé la revue du même nom. Aériennes gravures d’Ann Loubert pour établir cette « cartographie d’oiseaux ». L’oiseau se fait poème et le poème se fait oiseau. Hauteur, fragilité, légèreté, ponctuation du ciel, vivacité, mots voletants et remuants. « Le poème chantourne ». Et nous suit longtemps, de près ou de loin, dans le bleu ou le gris. L’oiseau chante dans le poème. Il « traverse nos vies nos balcons nos regards ». Il prête sa plume au poète qui observe les oiseaux dans son jardin, les champs autour, au bord de la rivière. « On secoue le tube du correcteur. Entends la pie. On agite son blanc. L’oiseau de correction. Noir sur blanc. (…) La pie passe blanche et noire. On retend le mot de pie dessus la page. On éteint son bruit ».


QUI SOUS LE BLANC SE TAIT
ERWANN ROUGÉ
Potentille
(8 allée Marcel Paul – 58640 Varennes-Vauzelles)
22 pages – 7,70 €

Poèmes ramenés du Mexique, écrits « pour Anakatza », à Vera Cruz. Longues colonnes construites en strophes d’un, de deux ou de trois vers. Souffle en saccades. Le titre, déjà, intrigue. « N’oublie pas que sous les paupières / il faut mordre la nuit // qui sous le blanc se tait ». Un éblouissement amoureux devenu blessure. D’un blanc clair qui se mue en blanche cicatrice, en « blancheur muette » quand « les mots ne sont plus là ». Les traits d’union amènent d’heureuses inventions. « Entre le bleu et le noir-soir / des arbres en contre-jour ». « Goût de piments rouges / contre le soleil-matin ». Un mystère flotte. « Il faut tendre l’oreille / comme l’on fait toujours / quand on ne comprend pas // au moindre froissement de bruit / les voix tissent le fragile / et le tourment // le désir se pose / et remonte derrière la nuque ».


Amandine Marembert